La Suédoise Christine Falkenland dont c’est le cinquième roman publié chez Actes Sud n’a pas encore la visibilité que mérite son talent. Sphinx est l’occasion de découvrir l’écriture charnelle, saignante de la romancière nordique dans ce livre d’obsessions, construit sous la forme de lettres adressées par une femme à la nouvelle épouse de son ex-mari. Les mots d’une femme mûre, seule et frustrée, à celle, « une fille riche », blonde et lumineuse, qui l’a remplacée il y a longtemps déjà. Et elle fait peur, cette « première épouse », artiste peintre sans le sou, mère solo d’une fillette, quand elle raconte par exemple qu’elle a déménagé pour venir s’installer dans le quartier aisé de Göteborg où vit son ancien mari avec sa famille, et qu’elle les espionne en cachette. La menace qui court mine de rien dans ces lettres est faite de ces folies calmes, où alternent des analyses impitoyablement lucides et des délires qui paraissent censés. « L’imagination est devenue une partie de moi-même », prévient-elle au début. Fantasmant le bonheur et la prospérité matérielle qu’elle épie chez les autres, elle est rongée par l’envie, comme une forme viciée, dégénérée, du désir qui ne peut plus être assouvi. Tour à tour mendiante pathétique et sorcière terrifiante, perversement humaine. Le tutoiement familier, presque affectueux des lettres distille la toxicité meurtrière d’un venin. «Mon amertume est faite de tristesse gelée et de colère éteinte, je le sais. »
Mais ce que Christine Falkenland décrit avec une terrible justesse, plus cruelle encore, c’est le refus du vieillissement chez une femme dont le corps, affamé par les régimes, remodelé par la musculation, devient le dernier bien pour ne pas être dépossédé de tout, pour ne pas perdre toute consistance. « C’est la jeune femme que j’étais qui me manque. »
Véronique Rossignol