En 1827, les Annales des sciences naturelles publient un article de quatre pages : "Notes sur deux cavernes à ossements découvertes à Bize". Bize est un village quelque peu éloigné de Narbonne, la ville dont est originaire son auteur, Paul Tournal (1805-1872). Par cette modeste publication, puis par celles qui suivront jusqu’en 1934 où il utilise les termes de période "anté-historique", ce pharmacien passionné de géologie, de minéralogie et de botanique vient de poser les bases d’une nouvelle discipline que l’on appellera la préhistoire.
Quelques décennies avant que Darwin ne vienne ébranler l’édifice des convictions morales et religieuses avec De l’origine des espèces (1859), ce "régional de l’étape" avait démontré la contemporanéité entre l’homme préhistorique et certaines espèces animales disparues. Il faisait sortir l’homme fossile d’un silence de dizaines de milliers d’années, bien au-delà du Déluge qui constituait un repère et des 6 000 ans avancés pour l’émergence de l’espèce humaine. Puis Tournal abandonna ses travaux. Il tourna le dos à la science qu’il venait de faire naître. Finies les discussions avec Cuvier ou Boucher de Perthes. Ce célibataire endurci choisit la voie du journalisme. Dans La France méridionale ou Le Journal des débats, il affirma ses convictions de chrétien fouriériste. Proche des cercles saint-simoniens, il s’investit dans l’économie politique et la question sociale. Militant contre la peine de mort, il défendit aussi auprès de Viollet-le-Duc et de Mérimée la notion de patrimoine.
Ce personnage fascinant sort de l’oubli sous la plume d’un professeur honoraire au Collège de France, directeur d’études à l’EHESS, membre de l’Institut, et d’une archéologue romancière amoureuse de Narbonne. Jean Guilaine et Chantal Alibert ont dépouillé tous les articles, mais aussi la correspondance de ce trublion des fossiles. Le récit qu’ils nous proposent va bien au-delà de la monographie. Cet essai éclaire la personnalité, les recherches de Paul Tournal, mais surtout il montre dans quel contexte, politique, social, religieux, apparaît un nouveau champ d’études scientifiques et comment il parvient à se frayer un chemin à travers les passions.
Pour briser les tabous, il fallait bien ce savant-citoyen né sous le premier Empire, ayant étudié sous la Restauration, rêvé sous la monarchie de Juillet et déchanté sous le second Empire. Il s’éteignit au début de la IIIe République dont il incarna l’esprit à travers sa curiosité et sa façon de défendre la transmission du savoir. "L’éducation est une dette sacrée de l’Etat envers la jeunesse de toutes les classes, un baptême qui doit être commun à tous." En pressentant d’où venait l’homme, Paul Tournal n’oubliait pas de lui indiquer où il devait aller. Un tel personnage méritait qu’on l’exhume lui aussi. C’est également à cela que sert l’Histoire. L. L.
Jean Guilaine, Chantal Alibert, Paul Tournal, fondateur de la préhistoire, Odile Jacob. Tirage : 8 500 ex. Prix : 22,90 euros ; 320 p. ISBN : 978-2-7381-3428-8.