Des empires-mondes que furent Rome, la Chine et l’Islam naquirent les trois grandes religions universelles : christianisme, bouddhisme et islam. La fin annoncée de « l’empire-monde » industriel après 250 ans de croissance économique et démographique augure-t-elle de nouveaux temps religieux ? C’est la thèse que défend l’historien Gabriel Martinez-Gros dans son nouvel essai La Traîne des empires, aux Éditions Passés Composés.
Gabriel Martinez-Gros : « Quand le dire remplace le faire, la religion succède à l’empire »
à
07h00
Mis à jour
le 26.09.2022
à 14:37
L’apparition des grandes religions universelles est inextricablement liée au déclin des empires, expliquez-vous dans votre nouveau livre, La Traîne des empires.
S’il y a eu trois grandes religions – le christianisme, l’islam et le bouddhisme – c’est parce qu’il y a eu trois grands empires, romain, islamique et chinois, tous nés et morts suivant le même schéma directeur. Dans un premier temps, une séquence des « royaumes combattants », pour reprendre un terme de l’historiographie chinoise, se caractérise par la mobilisation populaire et militaire telle qu’on la voit dans les cités grecques, la république romaine ou les principautés chinoises d’avant l’unification impériale. Ces royaumes sont belliqueux et les masses populaires y ont accès à la parole politique car elles s’y battent. Le cas de l’islam est particulier car c’est une religion de guerre qui conquiert un empire, à ceci près que les deux premiers siècles qui suivent la prédication de Muhammad correspondent à la séquence des royaumes combattants qui aboutit à la stabilisation de l’empire au IXe siècle. Puis vient le temps de l’empire, qui désarme à la fois les peuples soumis et le peuple conquérant. Cette phase a été théorisée par Ibn Khâldun, grand historien arabe du XIVe siècle : en échange de la paix et de la prospérité garanties par l’impôt, l’empire s’arroge le monopole de la violence dont il confie l’exercice à des groupes humains issus de ses marges. Ces « barbares » sont chargés de défendre les frontières, au-delà du limes. Mais avec le temps, ils finissent inévitablement par assumer les fonctions de souveraineté, étant les seuls à posséder les armes. L’empire entre alors en déclin car il n’arrive plus à remplir les idéaux essentiels dont il se réclame et qui sont simples : la paix et l’universalisme. Désormais incapable d’assumer les dépendances qu’il a lui-même créées en prenant à sa charge les fonctions militaires et de charité qu’assumaient autrefois la famille ou la tribu, il s’efface au profit de la religion qui reprend à son compte ces valeurs de paix et d’universalisme.
Ce schéma immémorial, affirmez-vous, est remis en cause par la révolution industrielle. À partir de la fin du XVIIIe siècle, l’« empire informel » qu’est l’Occident n’a plus besoin de soumettre ses populations pour créer de la richesse.
À l’ère préindustrielle, les maigres progrès techniques dépendaient de la mobilisation fiscale. Tout change quand les gains de productivité offerts par la révolution industrielle entraînent la création de richesse à des niveaux jusqu’alors inconnus. En 250 ans, la population mondiale, profitant des gains techniques, mais aussi médicaux et hygiéniques, est multipliée par 10 ou 12 et la richesse par 50 ou par 100. Pour la première fois, il est possible de combiner prospérité et armement des populations. Le corolaire est la démocratie, ou à tout le moins l’apparition de formes de gouvernement qui se revendiquent des masses populaires.
Dans le même temps, la disparition de l’empire au profit des États-nations s’accompagne d’une éclipse religieuse...
La religion repose sur les mêmes principes que l’empire, à savoir l’universalité et la paix, mais obtenus par d’autres moyens que la coercition. Contrairement à l’empire qui affronte des peuples ennemis à ses frontières, les adversaires de la religion (le mal, la violence, la mort...) sont éternels et ne peuvent être vaincus. Ce n’est plus le cas avec la révolution industrielle car les hommes ont désormais les moyens d’agir : la maladie et la faim reculent, l’esclavage est aboli, les progrès techniques se multiplient. C’est la grande différence d’avec les siècles précédents au cours desquels l’anxiété religieuse tenait justement au fait que les principaux problèmes de l’humanité restaient en-dehors de sa portée.
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Cette période de prospérité par la croissance et le progrès technique, que vous qualifiez de « 250 glorieuses », est néanmoins sur le point de s’achever. Vous en fixez même le terme à l’an 2050.
Plusieurs facteurs sont à considérer. D’abord, tous les régimes ont compté sur les masses jusqu’aux années 1970. Il se produit alors quelque chose d’important : le renoncement au service militaire, c’est-à-dire le renoncement à l’action politique et directe des États-nations. Faire la guerre impliquait d’armer les citoyens. Les désarmer entraîne le retour du clivage entre sédentaires et « bédouins », ce terme désignant des groupes de population détenteurs de la violence. De manière structurelle, nous savons aussi que la population mondiale va reculer avant la fin du siècle. Avec le réchauffement climatique, l’autre grand problème de l’humanité sera le « care » auprès des personnes âgées et dépendantes. Alors que les secteurs les plus productifs occuperont de moins en moins d’actifs, les secteurs de l’éducation, et surtout de la santé, pour lesquels la notion même de gain de productivité apparaît discutable, en mobiliseront de plus en plus. Sans cette croissance qui le porte depuis 250 ans, l’empire industriel apparaît menacé.
Quel serait le sort de cette humanité privée de croissance ?
La religion, en tant que système de pensée renonçant à trouver des solutions pratiques, devrait trouver un nouveau souffle. Prenons l’exemple de l’antiracisme politique : né dans les années 1960 aux États-Unis, il ambitionnait de rétablir l’égalité entre blancs et noirs et de dépasser la notion même de race. Aujourd’hui, à l’inverse, les races doivent continuer d’exister pour que le racisme, et donc l’antiracisme, continuent d’exister éternellement. Nous sommes passés d’un projet politique avec un objectif à atteindre à un projet religieux qui ne prétend plus résoudre les problèmes. Le constat est tout aussi valable pour l’écologie : elle est encore un projet politique, avec des objectifs à 20 ou 30 ans, mais elle se transforme en discours religieux, un nombre croissant d’écologistes considérant déjà que la lutte contre le réchauffement climatique est un objectif inatteignable. Le dire remplace alors le faire, la religion succède à l’empire.
La situation est-elle pour autant comparable à celle des grands empires historiques ?
Le point décisif est que l’Occident industriel n’est pas passé par l’empire, à cause, justement, de la révolution industrielle. Nous sommes toujours des États-nations, équivalents modernes des « royaumes combattants », et l’on n’a encore jamais vu une religion l’emporter sur des entités politiques dont la morale est tout à fait distincte de la sienne. La religion prend naturellement la suite de l’empire car elle en partage les valeurs d’universalité et de paix. En revanche, les États-nations ne sont pas universels et pas toujours pacifiques. Le choc est beaucoup plus virulent qu’à la fin de l’empire romain ou de l’empire chinois. Ce qu’on appelle le populisme n’est en réalité que la réaction des États-nations. Presque tous les détenteurs de la parole sont déjà acquis à l’idée que de nouveaux dogmes religieux sont probablement préférables aux étroitesses, au caractère guerrier des États-nations. La Russie est un État-nation, pas un empire, avec l’agressivité d’un État-nation qui veut récupérer « ses Russes » en Ukraine, et sans doute dans les pays baltes. Mais ces puissances du dire se heurtent à la volonté des peuples de s’en tenir à des choses acquises, qui sentent vaguement que ces religions vont les dessaisir de leur capacité à décider.
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Par
Élodie Carreira
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