De livre en livre depuis L'ombre du vent (paru chez Grasset en 2004), Carlos Ruiz Zafón construit quelque chose qui n'a pas son pareil dans la littérature contemporaine : un grand cycle romanesque dont chacun des épisodes se suffit à lui-même, mais dont les thèmes et certains personnages sont récurrents. Une fois terminée, si tant est que l'écrivain à l'imagination fertile connaisse déjà le nombre de volumes et l'architecture finale de l'ensemble, cette zafonie fantastique devrait conduire le lecteur "au coeur du récit". C'est ce que lui promet Zafón, plus borgésien que jamais, avec ses jeux d'identités entre auteurs : il attribue ses romans à d'autres, imaginaires, comme Julián Carax, ou David Martin, justement l'un des protagonistes du Prisonnier du ciel.
On retrouve la librairie Sempere & Fils, à Barcelone, en 1957. Daniel, marié à Bea et père d'un petit Julian, travaille avec son père, veuf d'Isabella, morte à la fin de la guerre civile, en 1939. Pour les aider, ils ont engagé un personnage aussi énigmatique qu'attachant et fidèle, qui se fait appeler Fermin Romero de Torres. Noël approche, les affaires ne vont pas fort. Mais tout va s'accélérer. L'idée de placer une crèche dans la vitrine attire le chaland. Et un inconnu bizarre, un infirme, vient acquérir pour 100 pesetas - une belle somme à l'époque - un exemplaire rare du Comte de Monte-Cristo pour l'offrir à Fermin. Celui-ci, loin de s'en réjouir, identifie le généreux donateur, un certain Salgado, fantôme surgi d'un passé qu'il aurait préféré oublier, à la veille qu'il est d'épouser Bernarda, enceinte de ses oeuvres. Il va alors, plus ou moins contraint, raconter à son ami Daniel toute son histoire, en flash-back.
En 1939, Fermin, dont tout le monde connaissait les opinions républicaines, est arrêté par les franquistes victorieux et emprisonné au sinistre fort de Montjuic, qui surplombe Barcelone de son ombre menaçante. La prison est dirigée par un psychopathe qui se pique de littérature, Mauricio Valls, un salopard qui deviendra dans les années 1950 ministre de la Culture, puis éditeur. En attendant, il fait volontiers torturer ses prisonniers afin qu'ils lui obéissent. C'est ainsi que Fermin est chargé de surveiller deux de ses codétenus : Salgado, un escroc qui aurait volé un fabuleux trésor, et l'écrivain David Martin, plus ou moins schizophrène, avec qui se noue une amitié fraternelle. C'est Martin qui fera évader Fermin en 1940. Auparavant, il lui a confié le soin de veiller sur son amie Isabella Sempere (dont on apprend que c'est Valls, à qui elle résistait, qui l'a empoisonnée) et son fils, Daniel. Ce que fera Fermin, après s'être fait oublier quelques années.
Retour en 1957. Daniel, hanté par ces révélations, va-t-il jouer les Monte-Cristo, et faire payer à Valls tous ses crimes ? C'est probable, si l'on se fie à la dernière scène du roman, où Daniel vient se recueillir sur la tombe de sa mère. Mais il nous faudra patienter jusqu'au prochain mouvement du cycle. En attendant, la zafonie demeure inachevée.