Pas de doute, c'est lui ! Non pas tout entier, mais par bribes, par instants saisies, par moments savourées. Lucien Jerphagnon (1921-2011) n'était pas un homme d'inédits. Il était inédit. Inclassable comme tous les grands savants qui considèrent la connaissance comme une promenade inachevée, sujette à des conversations infinies et des fous rires plus insondables encore.
Quel autre historien de la philosophie pouvait parler avec autant d'allégresse des anges pêcheurs chez saint Augustin ou donner à un traducteur du latin des conseils du genre "sois fort en degré, mais pas tord-boyaux" ? Avec ce barbouze de l'Antiquité, l'érudition devenait un gai savoir et le passé n'était plus si lointain.
On pourrait dire de lui ce qu'il disait de Jankélévitch dont il fut l'élève. "Ce que j'aimais tant chez lui, c'était cette pensée en éruption, telle qu'on en voyait apparaître les thèmes au gré de ces expressions qui n'appartenaient qu'à lui." On imagine bien Michel Onfray confesser la même reconnaissance envers cet insaisissable Jerphagnon qui fut son professeur.
L'homme qui riait avec les dieux nous offre quelques beaux fragments sur les sujets qui ont occupé sa vie, comme la religion. "Pourquoi croyez-vous en Dieu ? J'ai envie de vous répondre : parce que je ne peux pas vraiment faire autrement." Jerphagnon, qui écrivait ses lettres à l'encre violette, ne pratiquait pas pour autant l'onction cardinalice. Bien au contraire.
On retrouve dans cette quinzaine de textes des réflexions sur la démocratie dans l'Empire romain et de subtiles analyses sur le temps de l'histoire et l'éternité des dieux. Et toujours, à la lecture, le sentiment de quelque chose qui pétille, sans jamais être pédant ou hors de portée. "On peut avoir une tête vide derrière un front ravagé par la métaphysique." Il cite encore Jankélévitch pour écarter ces philosophes qui installent des concepts comme des barrières infranchissables.
Voilà pourquoi ces savoureux inédits n'apparaissent pas comme des fonds de tiroir, mais plutôt comme des dessus de bureau, presque prêts à la publication. On devrait distribuer sa belle conférence de réception à l'Académie d'Athènes à tous les députés européens pour qu'ils prennent conscience que nous devons plus à la Grèce qu'elle ne nous doit... Mais, comme le dit si justement le sage Jerphagnon, "les mots vieillissent avec les civilisations". Alors oui, on saisit dans ces proses toute l'agilité de l'historien de la philosophie, l'éditeur de saint Augustin dans la "Pléiade", l'auteur d'une admirable Histoire de la Rome antique (Tallandier, 2011) et d'un recueil de citations sur la sottise (Albin Michel, 2010). "Il me semble entendre ta voix", confie sa femme, Thérèse, dans une émouvante préface. Sa voix, certes, et sa culture espiègle.