On sait depuis Oscar Wilde qu’un cynique est quelqu’un qui connaît le prix de tout et la valeur de rien. C’est une assez bonne définition du comte Ciano. Un tiers arriviste, deux tiers mondain, le gendre de Mussolini a gravi l’échelle du pouvoir fasciste sans se rendre compte qu’on sciait les barreaux à mesure qu’il montait. « Rien de nouveau », écrit-il à plusieurs reprises dans son Journal. Plus dure fut la chute.
Mais au-delà du portrait psychologique qui affleure dans ce copieux document, savamment présenté par Pierre Milza, le lecteur sera surtout intéressé par ce qu’il nous dit du fascisme, vu de l’intérieur. Pendant plus de six ans, Galeazzo Ciano (1903-1944) fut ministre des Affaires étrangères de Mussolini. Il a rencontré plusieurs fois Hitler, s’est entretenu avec les dignitaires nazis, a vu régulièrement l’ambassadeur de France André François-Poncet et a subi les sautes d’humeur de son beau-père avec le sentiment du devoir accompli.
Ciano appartient à cette aristocratie qui s’est enrichie sous la dictature. A son propos, Pierre Milza parle de « dilettantisme » et de « mollesse naturelle ». Un playboy qui se prenait pour un Médicis. En épousant Edda, la fille aînée du Duce, il entre dans la mafia fasciste. De chef du bureau de presse, il devient ministre après la campagne d’Ethiopie où il se distingua à peu de frais comme un héros de l’aviation.
Ciano n’est pas un fasciste radical. Son journal le montre. C’est ce que lui reprocheront les ultras, les partisans du « squadrisme ». Il finit d’ailleurs par suivre les conspirateurs qui exigent que le Duce renonce à ses fonctions au bénéfice du roi. Ce sera le début de sa perte et le moment où s’arrête son journal, puis quelques mois plus tard sa vie. Livré à Mussolini par les Allemands, il est fusillé le 11 janvier 1944 après une parodie de procès.
Jusqu’en 1938, Ciano est partisan de l’alliance avec le Reich. La signature du Pacte d’acier en 1939 lui dessille les yeux. Il admire toujours Hitler pour ses discours, mais hésite à son propos entre l’hallucination et le génie. Surtout, il comprend le piège dans lequel Mussolini est tombé. « Ils nous ont trompés et nous ont menti. » Ciano ne va donc cesser de vouloir rompre cet accord avec les loups en prônant une paix séparée avec les démocraties en 1943. Sans résultat.
Ce Journal traduit et publié en 1946 aux éditions de la Baconnière, à Neuchâtel (Suisse), est reconnu comme un texte authentique par les historiens. Reste la sincérité de l’auteur. Le Duce savait que son gendre tenait un journal et à tout moment pouvait lui demander de le lire. De la prison de Vérone où il écrit la préface à ces carnets qui devaient servir à des Mémoires, il sait ce 23 décembre 1943 qu’il est déjà trop tard.
L. L.