S’il est une vertu qui se fait rare en littérature, c’est sans doute la délicatesse. Les sots la confondent avec la mièvrerie, appelant plutôt de leurs vœux le bruit et la fureur. Ni l’un ni l’autre ne sont au rendez-vous de cet Hiver, troisième roman, mais première traduction en français, du producteur de documentaires britannique Christopher Nicholson.
De quoi s’agit-il ? Du poète et romancier britannique Thomas Hardy. En 1924, c’est un homme plus fatigué encore qu’il n’est vieux, et il est vieux pourtant, à 84 ans. Son œuvre est pour l’essentiel derrière lui, et c’est un mari qui a fait le deuil de l’amour. Dans sa propriété du Dorset, froide, sombre et belle pourtant, l’auteur de Tess d’Uberville et de Jude l’obsur attend. Quoi ? Que quelque chose arrive. Quelque chose ou quelqu’un. Par exemple, Gertrude Bugler, cette jeune femme du bourg voisin, qui ressemble à son rêve enfui, sa chère héroïne Tess d’Urberville, dont elle prétend prendre les traits pour les besoins d’une adaptation théâtrale. Gertrude est la fille d’Augusta Way, qui inspira, plus de trente ans auparavant, son plus fameux personnage au romancier. Le vieil homme croit aux signes et aux muses. Il s’y abandonne tandis qu’autour de lui tout, les arbres et la campagne anglaise, son chien et ses serviteurs fidèles, sa deuxième femme et secrétaire, jusqu’au souvenir de la première morte voici trop longtemps, n’est plus qu’un cœur en hiver.
Cette perdition, qui est peut-être un salut, voire une rédemption, est décrite par Nicholson avec une précision empathique, une grâce qui n’excluent ni l’humour ni la violence. Hiver est aussi un état des lieux de la conjugalité à l’époque post-victorienne qui fait plus sûrement froid dans le dos que le climat du Dorset. On se prend à rêver de ce que James Ivory pourrait faire à l’écran avec cet "hiver du patriarche" salué par David Lodge comme "un roman merveilleux et bouleversant ". C’est si vrai que l’émotion en ces pages n’est jamais vulgaire, jamais appelée à témoigner en faveur de l’auteur, mais plutôt un précieux dommage collatéral. Rien de ce qu’écrit Nicholson n’est faux, épisode plutôt bien connu de la biographie d’Hardy, mais rien n’est tout à fait vrai, transfiguré par ce "pas de côté" de délicatesse qui est une définition possible de l’art le plus grand car le moins explicite. O. M.