Après un premier roman remarquable et fort remarqué (Un héros, Grasset, 2012) où elle déboulonnait l’image de son père, Maurice, qui, selon elle, n’était pas l’homme dont la France gaullienne s’était fait un porte-drapeau, Félicité Herzog confirme qu’elle n’a pas froid aux yeux. Elle prend à bras-le-corps l’époque contemporaine, à travers ce qu’elle a de plus emblématique : la nouvelle économie, fondée sur des inventions technologiques qui ambitionnent de bouleverser nos modes de vie.
Le résultat, bien sûr, fait peur, comme fit peur en son temps le 1984 d’Orwell, complètement dépassé par nos fous d’aujourd’hui. Parmi eux sir Adrian Celsius, Suédois d’origine modeste, élevé aux Etats-Unis, installé à Londres, où il a bâti sa fortune via le fonds d’investissement Lighthouse. Diva du business, complètement mégalo, il nourrit aussi des ambitions humanitaires, et finira par donner la moitié de sa fortune à sa fondation. Pour le seconder, Rupert Hart, un gestionnaire à sang froid, et Jiao Morgan, une Asiatique qui s’est élevée à la force du poignet, grâce à ses qualités exceptionnelles, son endurance. C’est entre eux que Celsius, après sa mort, partagera le pouvoir dans son entreprise.
La force de Lighthouse, c’est de repérer les petits génies de demain. Tel cet Ali Tarac, jeune Français d’origine turque, qui a le business dans le sang et un culot phénoménal. "Nous changeons le monde", dit-il à propos de Gratis, la première entreprise de téléphonie mobile gratuite financée par la publicité. Succès, fortune, Tarac trafique partout (y compris à Moscou où il rencontre sa femme, Léna, mannequin anorexique et camée), et Gratis est racheté par Lighthouse. Mais, en 2001, suite à un krach boursier, l’affaire s’effondre, tout le monde le lâche et Ali disparaît pendant dix ans. Pour mieux rebondir, avec un concept encore plus dément, et bien plus angoissant, presque une secte : New Birth, qui propose à ses clients, ses "transitionnés", de mourir et de changer de vie. L’entreprise s’occupant de tout, rachetant leur passé, concevant et gérant leur futur. Celsius lui-même, "mort" en 2016, aurait-il choisi la "transition" ?
Avec Gratis, Félicité Herzog a réussi un thriller postmoderne, bien pire que 1984, écrit de façon sèche, oppressant, sans place aucune laissée aux sentiments ni à l’amour. Plausible, mais pas prophétique, espérons-le. J.-C. P.