Dans les allées du splendide bâtiment Art Nouveau de la rue des Sables à Bruxelles, construit par Victor Horta en 1906, une poignée de touristes et de locaux admirent les collections du Musée de la bande dessinée, au son violent des perceuses et ponceuses d’un changement d’exposition en cours au niveau supérieur. Heureusement, à l’étage du dessous, l'exposition baptisée « Un siècle de bande dessinée belge », et qui constitue un nouveau parcours permanent, est enfin terminée. « C’était un peu l’exposition maudite, confesse Isabelle Debekker, directrice du Musée. Depuis dix ans, nous ne trouvions pas par quel biais aborder l’histoire de notre bande dessinée et expliquer aux visiteurs internationaux pourquoi la Belgique est mondialement reconnue comme le pays du 9e art. Mais nous avons fini par y arriver ! »
C’est sous l’angle du succès – public, commercial, marketing, honorifique, artistique – que ce siècle de bande dessinée est finalement conté par Daniel Couvreur, journaliste au Soir et commissaire de l’exposition. « J’y ai travaillé pendant quatre ans et recommencé à zéro trois fois ! Car c’était un défi à plusieurs niveaux : la matière est immense, on parle de plus d’un millier d’auteurs ; il fallait réussir à séduire les néophytes comme les spécialistes ; et il fallait ménager les susceptibilités communautaires, en laissant la place à la BD néerlandophone comme à la francophone. »
Des premiers phylactères à la conquête d’Hollywood
Au vu du résultat, on peut dire que les défis ont été globalement relevés. Daniel Couvreur a ainsi choisi pour fil rouge de la volonté de la BD belge de s’adresser au plus grand nombre et, pour cela, de sortir dès que possible des pages des magazines et des livres. Ainsi, passé un premier « hall of fame » présentant les portraits des grands auteurs de ce siècle belge, et le rappel qu’Hergé (côté francophone) et Pink (côté flamand) ont été les premiers chez eux à populariser l’usage des phylactères, on découvre une étonnante et originale façon de diffuser la bande dessinée dans les années 1930 : les Films Fixes. Une sorte de projecteur de diapositives, qui permettait de diffuser les BD case par case, dans les classes ou les salles paroissiales, et où l'on faisait lire les dialogues de chacun des personnages par les enfants. Une bonne façon de populariser des histoires et des univers, alors que les journaux quotidiens n’avaient qu’un tirage modeste.
Cette idée du décloisonnement trouve son écho dans l’exploitation, de manière précoce, des grands héros en dessin animé, en long-métrage (jusqu’à Hollywood), dans la publicité, etc. Voilà qui explique ainsi le succès de ce qu’on appellerait aujourd’hui des licences, comme Tintin ou les Schtroumpfs, plaçant la Belgique sur la carte du monde de l’entertainment.
Une poignée de planches originales
Passé cette célébration des glorieux pionniers, présentée dans une scénographie drapée de noire et pleine de surprises – très belle vitrine mettant en scène le travail d’animation, géniale idée d’un vaste plateau animé, comme une machine automatique délirante, compilant les jalons majeurs du succès de la BD belge –, la seconde partie à la lumière naturelle présente l’évolution de la création à partir des années 1970-80 jusqu’à nos jours, de la revue (À Suivre) aux romans graphiques contemporains.
Et entre les deux espaces, une salle épurée, presque trop, présentant une poignée de planches originales, des chefs d’œuvre d’Hergé ou Edgar P. Jacobs aux très contemporains Éric Lambé ou Judith Vanistendael. « Le bâtiment n’est pas adapté, pour des questions de luminosité notamment, pour présenter des originaux, explique Isabelle Debekker. Nous avons donc créé une salle sans lumière directe, investi dans deux vitrines climatisées et nous ferons tourner ces "trésors" tous les six mois. »
Si ces contraintes pourront surprendre et refroidir les amateurs de belles planches, la scénographie et la production globales sont une réussite. Au sein d’espaces classieux, Ève Sarfati (studio Golem) et Ezilda Tribot (Les Drôles & Co) – qui avaient marqué les festivaliers d’Angoulême avec les spectaculaires expositions Robert Kirkman, Batman ou René Goscinny – sont en effet parvenues à présenter de manière dynamique des auteurs et des œuvres célébrissimes, et à laisser une belle place à la découverte, malgré un appareil historique très dense.
Avec notamment une curieuse trouvaille, « comme un fil rouge à destination des enfants », selon Daniel Couvreur : un serpent de mer dessiné par Éléonore Scardoni qui ondule, en projection sur les cimaises, apparaissant ici ou là, guidant le visiteur dans son parcours. Un clin d’œil au serpent de mer que fut cette exposition pendant plus de dix ans ? L’histoire ne le dit pas…