C’est à son père Cosmas, un homme de bien qui lui évoquait un peu Gandhi, modeste commerçant sur le marché de son village rwandais de Gitagata, où la famille avait été déportée dès 1960, juste parce qu’elle avait le tort - la tare aux yeux des Hutus au pouvoir - d’être tutsie, que Scholastique Mukasonga doit la vie une seconde fois : constatant son intelligence, sa vivacité d’esprit, son caractère, il avait poussé sa fille à poursuivre des études. D’assistante sociale, en l’occurrence, sa vocation depuis l’enfance. Et c’est parce que, en 1973, alors qu’elle était en deuxième année dans une école, elle a été chassée pour des raisons d’épuration ethnique qu’elle est encore de ce monde.
Elle s’est enfuie au Burundi voisin, à Bujumbura, où, quoique étrangère en exil, elle a pu passer son fameux diplôme d’assistante sociale. C’est là qu’elle a rencontré son mari, un coopérant français avec qui elle a eu deux fils, à qui elle n’a appris que le français, ce qu’elle regrette aujourd’hui et qu’ils lui ont d’ailleurs reproché. "Je ne voulais pas qu’ils soient tutsis", se justifie-t-elle, traumatisée à jamais par le génocide dans son pays, où ont péri, en 1994, 37 membres de sa famille, dont sa mère, Stefania, son frère aîné Antoine, professeur, et les siens.
Après un passage par Djibouti, de 1986 (la dernière année où elle a vu son père) à 1992, la famille franco-rwandaise s’est installée à Hérouville-Saint-Clair, près de Caen, où Scholastique, naïvement, pensait que son diplôme burundais lui permettrait d’exercer son métier. C’était compter sans notre bureaucratie, nos règlements absurdes, notre méfiance vis-à-vis de l’"étranger". Elle a dû batailler pour reprendre ses études, et décrocher, enfin, son sésame français. Ensuite, elle est devenue écrivaine, elle a beaucoup écrit sur son pays d’origine et le génocide ineffaçable. Puis elle est retournée au Rwanda, notamment en 2014, invitée officielle aux commémorations, vingt ans après. "Est-on déjà au-delà de la réconciliation ?" s’interroge-t-elle, visitant un pays nouveau, où la jeunesse, qui n’était pas née en 1994, veut seulement vivre. "C’est ça, lui dit Faustin, son jeune guide, le nouveau Rwanda, mama." De celui-ci et de l’ancien, le sien, Scholastique Mukasonga traite avec émotion et tendresse, sans jamais de pathos, et même avec un certain humour, face aux drames et aux situations ubuesques qu’elle a vécus. J.-C. P.