Sur 632 pages, des milliers de tweets. Des petites touches qui dessinent une enquête, un feuilleton aussi. Il s’agit du Madeleine project de la journaliste Clara Beaudoux. A l’origine paru sur Twitter en 2015, ce "tweet documentaire" dépeint le portrait de l’ancienne propriétaire de l’appartement occupé par l’auteure, à travers les nombreux cartons de souvenirs abandonnés dans sa cave.
Séduites par cette expérience littéraire, suivie par plus de 8 000 utilisateurs de Twitter, les éditions du Sous-sol ont publié en mai 2016 un premier recueil réunissant la première et la deuxième saison de cette enquête. Un an et demi plus tard, Le Livre de poche est allé encore plus loin en lançant, en novembre dernier, une édition intégrale qui inclut les saisons 3 et 4. "On l’a conçue comme un objet littéraire, une édition exceptionnelle qui peut très bien s’offrir à Noël", explique la directrice éditoriale de la non-fiction du Livre de poche, Isabelle Dubois.
"L’objet" présente donc une enfilade de tweets à l’état brut (le logo du fameux petit oiseau bleu ciel et la photo de profil de l’auteure sont systématiquement répétés), séparés juste par une fine ligne noire. Les photos captées par la journaliste sont également apparentes et le lecteur peut accéder aux commentaires des internautes à l’aide d’un QR code qui apparaît à la dernière page. Outre la correction orthographique et le choix de la maquette, seuls des textes signés par Clara Beaudoux viennent contextualiser en quelques pages chaque saison. "Nous n’avons pas supprimé de tweets. Ce récit est aussi une enquête qui possède une étoffe romanesque. En gardant sa forme initiale, nous avons mis en valeur l’intrigue que l’auteure distille au compte-gouttes et de manière réfléchie. On n’a pas voulu casser le rythme", explique Isabelle Dubois. Proposé à 16,90 euros, Madeleine project s’est vendu à près de 2 700 exemplaires d’après GFK.
Récit gazouillé
Si l’expérience du Livre de poche est inédite par sa forme, d’autres éditeurs s’attellent aujourd’hui à ce type de projets, les travaillant sous d’autres angles. Chez Nova, la maison d’édition appartenant à Radio Nova, un roman graphique 2.0 verra ainsi le jour en septembre, Le parfum d’Irak. Ce récit gazouillé en 1 000 tweets revient sur les souvenirs d’enfance en Irak de son auteur, Feurat Alani. Le projet fait déjà l’objet d’une série qui sera diffusée en septembre sur Arte. Sidonie Mangin, éditrice chez Nova, travaille, elle, sur ce qu’elle surnomme son "ovni littéraire". "On a refusé de garder l’esthétique Twitter tout en préservant les tweets dans leur état brut. Le résultat s’assimile à un long poème qui raconte une histoire. Accompagné des illustrations de Léonard Cohen, le livre apparaît comme un beau carnet de voyage", explique-t-elle.
Apposer des tweets sur papier ou s’inspirer de ces œuvres numériques pour faire paraître, dans un deuxième temps, une fiction, un roman graphique ou un document, telles semblent être les interrogations des éditeurs à propos de la twittérature. Pour Charlotte Lefèvre, responsable éditoriale de Pocket, "l’objet papier reste tellement fort dans l’inconscient collectif qu’on peut se permettre de rééditer des œuvres numériques dans le simple but de les avoir à disposition dans sa bibliothèque", explique-t-elle. Et elle appuie ses arguments en rappelant le succès en 2014 d’Alban Orsini et son Avec maman, un recueil de SMS quotidiens échangés entre un fils et sa mère, à l’origine postés sur les réseaux sociaux. Paru en grand format chez Chiflet & Cie, le livre s’était vendu à près de 27 000 exemplaires et sa réédition en poche chez Pocket s’est soldée par des ventes avoisinant les 9 100 exemplaires (source GFK).
"Twiller"
"Le papier est là pour pérenniser l’œuvre numérique. Sur Twitter, les messages sautent ou sont noyés dans les interventions des autres utilisateurs", fait aussi valoir de son côté l’éditrice de Madeleine project, Isabelle Dubois. Pour les auteurs, les avis divergent aussi. Pionnier du "twiller" (mélange de Twitter et thriller), Thierry Crouzet a posté, entre 2008 et 2010, 5 800 tweets qui lui ont ensuite servi de base pour un roman. Publié en 2013 chez Fayard, La quatrième théorie"ne pouvait pas être un copier-coller du réseau social", indique l’écrivain. "Sur Twitter, mon style était presque mitraillé. Contraint par les 140 caractères, j’évitais de ponctuer, je coupais les verbes, les sujets… Ça donnait un effet plus compact." Son roman s’apparente aujourd’hui à une fiction classique. "L’édition papier répond à des attentes différentes, à des contraintes différentes. Poser des tweets sur papier, c’est comme filmer une performance, on ne capte plus de la même manière l’effet apporté par la première création", juge-t-il.
Contacté par plusieurs éditeurs depuis son succès l’été dernier sur la Toile avec son twiller, 3ème droite, François Descraques "regarde encore attentivement toutes les propositions", déclare-t-il. "C’est déjà une reconnaissance en soi d’avoir la possibilité d’écrire un livre. Au début, j’ai choisi Twitter parce que je voulais publier vite et connaître rapidement les réactions des twittos. Ça m’a permis aussi de toucher un public qui n’aurait pas forcément acheté le livre. Et c’est justement cela qui me rend heureux dans l’idée de le rééditer en papier : toucher un autre lectorat", affirme ce trentenaire. C’est-à-dire un lectorat plus jeune, admettent l’ensemble des éditeurs, puisque même les digital natives restent "très attachés au livre", comme le remarque Michel Bernard. Chez Michel Lafon on confirme.
Une attention particulière a été portée en 2016 sur PhonePlay de Morgane Bicail, un roman écrit sous forme de SMS et découvert sur Wattpad. Mais le texte "a dû être retravaillé", explique Florian Lafani, responsable du pôle numérique chez Michel Lafon. "Dans une première version, on peut trouver des inflexions, mais aussi créer des incohérences et faire beaucoup de répétitions, il a donc fallu reprendre le texte, même si le pitch nous a tout de suite intéressés", souligne-t-il. D’après GFK, PhonePlay s’est vendu à près de 50 000 exemplaires. Un jeu moderne avec des règles somme toute classiques, celui de la twittérature.
"Le papier est toujours dans les têtes"
Michel Bernard est professeur à l’université Sorbonne Nouvelle Paris-3. Depuis 1993, il observe et analyse les nouvelles formes littéraires à l’ère du numérique.
Michel Bernard - Oui, elles existent, mais elles ne sont pas encore parvenues à des degrés de maturité pour être populaires. On distingue principalement trois nouvelles formes. D’abord la littérature hypertextuelle où certains mots ouvrent sur d’autres pages. Ensuite, la littérature générée par ordinateur, c’est-à-dire des textes qui sont fabriqués par des programmes de manière aléatoire. Enfin, la poésie cinétique constituée de textes dans lesquels les mots peuvent recevoir des traitements multimédias, se déplacer, changer de forme, etc. A ces trois nouveaux supports on pourrait ajouter les écritures collaboratives qui sont permises par le numérique. L’exemple le plus courant, c’est Wikipédia, mais il ne relève pas de la littérature.
En effet, je ne parle pas de l’édition numérique homothétique, mais de formes qui ne peuvent pas être transposées sur le papier. Pour moi, c’est le critère de la littérature numérique. Il n’y a pas de réversibilité.
Absolument pas. C’est aussi le cas des auteurs de fanfiction. Ils ont une approche conventionnelle du texte. Ils utilisent rarement l’image, le son ou le multimédia. Il y a très peu d’hypertextes dans leurs productions. Ils continuent à écrire des livres traditionnels sur un support numérique. C’est ce que font tous les écrivains qui utilisent leur traitement de texte pour publier sur papier.
Dans son étude Informatique et littérature (1), Alain Vuillemin fait l’archéologie de ces nouvelles formes. Il retrace les premières expériences américaines de poésie générée par ordinateur qui remontent à la fin des années 1950, au début de l’informatique. Mais le gros des expériences survient dans les années 1980. Une maison new-yorkaise publie les premiers textes de Michael Joyce au début des années 1990. C’était alors diffusé sur disquettes… Puis Internet est arrivé en donnant le coup de fouet que l’on sait.
Il y a eu des tentatives, notamment de Flammarion en 2013 avec L’homme volcan de Mathias Malzieu, le chanteur du groupe Dionysos. C’est un très bel objet, j’allais dire un très beau livre, mais non. C’est plus compliqué. Cela inclut de la musique, du texte, de l’image. C’est un récit interactif. Cela n’a pas été un succès si j’en juge par la critique qui l’a ignoré et n’en a pas fait un objet littéraire. Voilà pourquoi il n’y a jamais eu aucune réussite commerciale dans ce domaine. Le cap sera franchi lorsqu’un écrivain reconnu aura publié une œuvre numérique couronnée par un prix littéraire.
Il y a trois facteurs : l’auteur, l’éditeur et le lecteur. Tous les trois sont réticents. L’auteur l’est parce qu’il n’a pas l’expertise du support et qu’il ne veut pas se projeter dans d’autres formes de récit. C’est assez troublant d’écrire pour l’hypertexte, avec un récit qui n’a pas forcément de fin et pas de déroulement séquentiel. De plus, l’auteur n’a pas l’assurance d’avoir un retour financier sur des supports dont la commercialisation n’est pas encore très bien établie. D’autant plus que tous les prototypes sur Internet sont en accès gratuit.
Du côté de l’éditeur, il y a les mêmes craintes sur le plan économique. Crainte du piratage, du manque de maîtrise des canaux de distribution. Par exemple, L’homme volcan a été diffusé comme une application via Apple. Ce sont aussi de très gros investissements. Il faut faire intervenir des informaticiens, des graphistes, en plus de l’auteur. Le retour sur investissement s’avère très hypothétique.
Le lecteur, enfin, reste très attaché au livre, même chez le digital native. On le constate avec le peu de faveur de l’édition numérique en France. De plus, ces nouvelles formes littéraires qui ont du mal à s’imposer impliquent une nouvelle pratique de la lecture. Face à une œuvre dont il n’est pas sûr d’avoir lu toutes les pages et qui peut même se dérouler de manière aléatoire, le lecteur peut être troublé, voire même pris de panique quand il découvre un texte écrit seulement pour lui et que personne d’autre ne pourra lire à moins qu’il ne l’enregistre. Tout ce qu’on attache à la lecture devient assez fragile. Or, on le constate avec les tablettes et les liseuses actuelles, le lecteur a encore besoin de son cadre habituel. Le papier est toujours dans les têtes.
Peu de chose. Ce que j’ai observé avant l’arrivée du Web n’est pas fondamentalement différent de ce qui existe depuis. Le smartphone n’a pas généré de nouvelles formes. Elles sont seulement plus portatives. Les catégories que je citais existaient déjà il y a vingt-cinq ans et existent toujours. Les images sont plus belles, mais c’est tout.
Non. Peut-être s’agit-il d’une impasse. L’histoire de la littérature en a connu d’autres. Aucune de ces œuvres ne parvient à trouver un large lectorat parce qu’il n’y a pas de public au sens habituel du terme. Cela pose question car c’est une littérature qui existe depuis un quart de siècle, qui a ses auteurs et même ses chefs-d’œuvre comme Le livre des morts de Xavier Malbreil.
On a constaté que chaque fois qu’il y a eu un nouveau support, il a été investi par la littérature au sens le plus large. Il est à peu près certain que ces nouveaux supports vont servir à quelque chose qui aura à voir avec la littérature. Certains éditeurs ont rêvé à un moment donné d’utiliser des générateurs de textes pour fabriquer des romans sentimentaux. L’histoire de la littérature nous apprend que le roman a mis des siècles avant de devenir un genre populaire. Peut-être en est-il de même aujourd’hui. Vingt-cinq ans, c’est trop peu. Les progrès techniques très rapides nous font oublier que le temps de l’appropriation est plus lent. Deux générations seront sans doute nécessaires. Nous ne sommes pas près de voir un générateur de textes dans la collection "Blanche".
(1) Informatique et littérature(1950-1990) d’Alain Vuillemin, Champion-Slatkine, 1990.