Tyran sanguinaire est-il un job à plein temps ? Ou bien même un Joseph Staline, l’un des recordmens du XXe siècle en termes de millions de morts (avec Mao et Hitler), peut-il être, dans sa privacy, un brave type ? Voici en quelque sorte la problématique du beau et glaçant roman de Jean-Daniel Baltassat, Le divan de Staline, reconstitution minutieuse, fondée sur une solide documentation, de l’intimité de son Excellence Généralissime vers la fin de sa vie.
Comment imaginer, en effet, que ce septuagénaire bedonnant qui soigne avec amour les rosiers de sa datcha sur les bords de la mer Noire, ou bien ce Petit Père (tranquille) des peuples qui, en congé au palais Likani, à Borjomi, dans sa Géorgie natale, savoure les petits plats locaux que lui prépare sa fidèle cuisinière, puis fume benoîtement l’une de ses pipes Dunhill - cadeaux de Churchill, son camarade de Yalta - en regardant la neige tomber, était aussi l’une des pires brutes de l’histoire ?
En novembre 1950, donc, le tout-puissant Jossif Vissarionovitch, à qui il reste trois ans à vivre, part se reposer au palais Likani, l’une de ses résidences. Outre toute une smala de gardes, de collaborateurs préposés à sa sécurité, d’espions officiels et de mouchards parallèles, Staline a convié à l’accompagner Lidia Semionova, sa compagne, incarnation pour lui de « la femme », une ex de son mentor Lénine. Elle a 46 ans, du caractère, de l’habileté et quelques velléités d’indépendance. Elle finira d’ailleurs par partir. Autre invité, son protégé le jeune Danilov, peintre de talent, sulfureux juste ce qu’il faut pour un artiste, lequel est en train d’élaborer un projet ambitieux et inédit : édifier sur la place Rouge, juste en face du mausolée de Lénine, entre les deux tours du Goum, « un mur d’acier intégrant une quinzaine de fresques, […] une arête vivante d’images », représentant « la longue vie de notre Guide au grand jour de l’Histoire ». Mais avant de réaliser son chef-d’œuvre, Danilov doit rassurer pleinement le Généralissime sur sa ferveur stalinienne, la pureté de son âme, son passé sans tache. Il subira donc un grand nombre d’interrogatoires, au terme desquels il se voit déjà adoubé.
C’est compter sans la perversité de Staline qui, rapports à l’appui - que reproduit Baltassat dans son terrible chapitre 13 -, lui révèle que ses parents, un couple d’artistes eux aussi, font partie du million de déportés morts, en 1933, au goulag de l’île de Nazino, en Sibérie. L’épisode est célèbre, si l’on ose dire, à cause des nombreux cas de cannibalisme qui ont été relevés parmi les prisonniers. Danilov en tire toutes les conséquences…
Quant au « monument d’éternité » à la gloire du tyran, il ne verra jamais le jour. C’est bien le seul aspect positif de cet épisode dramatique et navrant, réinventé et conté de façon méticuleuse et décalée par un écrivain discret et un peu mystérieux, dont c’est là le neuvième livre.
J.-C. P.