Entre police de proximité de la loi Lang, conseil juridique et élaboration d’une interprétation de la réglementation compatible avec les nouveaux modes de diffusion numérique, Laurence Engel a installé la fonction de médiatrice du livre avec une efficacité appréciée des libraires et des éditeurs. Les premiers attendaient ce juge de paix depuis longtemps, les seconds le redoutaient un peu. Son premier bilan remis cette semaine à la ministre de la Culture dresse l’état des quelque vingt-cinq sollicitations reçues, de la simple demande d’avis au dossier sur les offres d’abonnement qui l’a occupée tout au long de l’année.
Imagination
"La crainte était de s’apercevoir qu’on avait créé une fonction finalement inutile, et qui ne servirait plus à rien après une si longue attente. Les saisines formelles que nous avons reçues, les interventions simples et hors procédures ou les demandes d’avis auxquelles nous avons répondu ont tout d’abord rendu effective l’application de la loi, dans un cadre souple. Sans médiateur, ceux qui nous ont sollicités n’auraient eu d’autre solution que de laisser passer les manquements qu’ils avaient constatés, ou aller devant le juge, ce qui est une démarche toujours lourde", constate Laurence Engel. Au début des années 2000, les infractions impunies à la loi Lang avaient ainsi entraîné la création d’une association de libraires et petits éditeurs baptisée Coral, qui s’était épuisée dans des combats judiciaires, parfois gagnés. Elle n’aurait plus d’objet aujourd’hui. "Une partie des cas relève d’infractions évidentes, reconnues et résolues d’un simple rappel à la loi. Mais cette fonction a aussi généré un travail de réflexion sur la nature de la régulation, et sa nécessité face aux nouveaux modes de diffusion du livre. Nous avons montré que la régulation n’empêche pas l’innovation, qu’elle est même un aiguillon pour éprouver et améliorer des projets, à rebours de cette idée qu’elle serait un frein. La contrainte est toujours créative", soutient la médiatrice. Sans aller jusqu’à prétendre que la loi de 2011 sur le prix du livre du numérique stimule autant le commerce sur Internet que les règles strictes de l’alexandrin enchantent la poésie classique, elle veut prouver que la réglementation française ne protège pas les rentes de situation, mais l’équilibre et la solidarité de la chaîne de valeur du livre.
De fait, dans la première grande affaire qui a médiatisé d’emblée sa fonction, la médiatrice a démontré d’une part que les premières offres d’abonnement de lecture numérique illimitée contrevenaient à la loi ; mais d’autre part que cette loi n’empêchait pas de développer d’autres propositions similaires, à condition d’avoir un peu d’imagination. Par la discussion et l’échange, elle a obligé juristes et informaticiens, chez Amazon et dans quelques start-up françaises, à concevoir des contrats et des programmes qui transformaient l’abonnement illimité en unités de crédit consommées au fur et à mesure de la lecture, et du prix des livres toujours fixé par les éditeurs, eux aussi rappelés à leur obligation. "Aux Etats-Unis, c’est finalement un système similaire qui s’est imposé car l’abonnement illimité n’était pas viable. Mais entre-temps, un des acteurs a disparu. La régulation s’est révélée bien moins brutale en France", se félicite Laurence Engel.
Programme de négociations
L’autre saisine, à l’initiative du Syndicat national de l’édition (SNE), du Syndicat de la librairie française et du Syndicat des distributeurs de loisirs culturels, implique aussi Amazon et concerne les marketplaces qui ont dopé la vente de livres d’occasion. Après plusieurs mois de discussion, la médiation est sur le point d’aboutir sous forme d’une charte et d’une solution technique qui seront appliquées par tous les intervenants. "On ne pouvait pas laisser les vendeurs enfreindre la loi sur le prix ou vendre des livres neufs parmi les livres d’occasion pour contourner le prix fixe. Il ne s’agit pas d’interdire de qualifier l’état de l’objet, qui peut être "comme neuf", mais d’empêcher de vendre un livre d’occasion en le qualifiant de neuf. L’information apportée à l’acheteur doit être loyale et sincère", explique la médiatrice. Les enjeux sont encore plus immédiats que pour les offres d’abonnement numérique, en raison de l’importance grandissante du "marché de l’occasion sur lequel une étude serait très utile", suggère la médiatrice.
Simples dans le sens où ces deux premiers dossiers consistent finalement à recadrer des intervenants extérieurs, la troisième saisine, initiée aussi par le SNE, est plus complexe. Elle rassemble de multiples et anciens litiges opposant éditeurs privés et publics dans les secteurs universitaire, scolaire, juridique et dans l’édition d’art. "Je pense qu’il y a d’abord besoin d’apaisement. Là aussi, l’économie numérique a introduit des bouleversements, de même que les nouvelles règles générales des politiques publiques qui incitent les opérateurs publics à s’interroger sur le champ de leur action, ce qui a pu les encourager à chercher leurs recettes propres", note prudemment la médiatrice, qui s’est fixé un programme de négociations sur tout le premier semestre. Dans tous ces dossiers, elle invite les représentants des auteurs, en bonne logique de sa mission qui est de préserver une production éditoriale diversifiée, et dont ils constituent la base.
D’autres cas de moindre ampleur ont aussi fait l’objet d’avis publiés, notamment celui de "livresbox" surprises posant problème quant au prix, une initiative découverte dans Livres Hebdo (1), et qui a fait l’objet d’une saisine d’office. "C’est un projet très intéressant, attaché à la valorisation de l’objet livre et du conseil du libraire, et qui peut inspirer d’autres acteurs. Il fallait éviter de le laisser aller dans une direction contraire à la loi à propos du prix." Plus classique était le cas d’un éditeur vendant en direct avec un rabais supérieur aux 5 % maximum. Il peut le faire, à condition d’en respecter les termes (livre publié depuis plus de deux ans, en stock depuis plus de six mois), la solution pour l’éditeur étant d’avoir deux stocks, dont l’un pour son activité de libraire. "L’éditeur fixe le prix, mais ce n’est pas un droit de faire tout ce qu’il veut, c’est une responsabilité vis-à-vis de toute la filière. C’est aussi le travail de pédagogie du médiateur de rappeler des principes de portée très générale dans toute la chaîne du livre", insiste Laurence Engel.
(1) Voir LH 1053, du 11.9.2015, p. 35.