23 août > Essai France > Jean-François Bert

Ecrire sur des cartes à jouer. C’est ce qui se produisit au milieu du XVIIIe siècle, nous dit Jean-François Bert. Rousseau les utilisa en guise de Post-it pour ses Rêveries du promeneur solitaire. "C’est une pratique qui complète, puis finit par remplacer l’écriture sur un carnet ou sur un registre." Dans le cas d’un savant, l’usage semble plus curieux. C’est pourtant au dos de cartes à jouer - ici reproduites - que le physicien Georges-Louis Le Sage (1724-1803) a écrit toute son "œuvre". Près de 35 000 sont conservées à la Bibliothèque de Genève, sa ville natale. Le sociologue (université de Lausanne), auteur d’Une histoire de la fiche érudite (Presses de l’Enssib, 2017), a exploré ce fonds étonnant. Il en tire un ouvrage lui aussi singulier sur un personnage fragmenté, un esprit en lambeaux qui peine à se concentrer. "Ce que je dis est plus ou moins à côté de ce que je voulais dire", confie-t-il dans la partie "Moi ou peinture de mes facultés tant physiques qu’intellectuelles et morales". Il avoue aussi manquer de mémoire. "Il m’est arrivé, trois ou quatre fois, d’acheter un second exemplaire d’un livre que je possédais déjà." Auteur d’une théorie originale de la gravitation - il a signé l’article "Gravité" dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert -, Le Sage se trouve dans l’incapacité de faire la synthèse de sa pensée. A défaut d’être un fichu savant il devient un savant ficheur. Cet insomniaque compense son défaut de concentration en bricolant une vaste base de données de lui-même avec un système de sachets, logettes et cartons. Il réfléchit, il classe, enfin il essaie. La carte à jouer devient sa façon d’être et de penser.

Dans ce qu’il qualifie de "labyrinthe irrégulier de petits faits", cette technique du tâtonnement propre à tout scientifique s’élabore comme un art de vivre. Accumulateur, anticonformiste, discoureur sans méthode, cet érudit a laissé ses cartes en attendant que quelqu’un reconstitue ce fragile château mental.

Dommage que le traitement universitaire destine ce livre au public "motivé". Car le sujet, lui, est digne d’un roman. L. L.

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