Une chenille, on connaît sa fin, son but : devenir papillon. Mais un homme ? Il naît, grandit, mûrit, meurt. Quelle est sa direction, sa visée, son telos, diraient les Grecs ? Quel est le sens de sa vie ? Cette vie si évidente dans laquelle il est projeté dès son premier souffle et à laquelle il adhère sans bien y réfléchir. Pourtant s’il y a la vie, il y a aussi l’existence, cette façon qu’a chacun de résister et de prendre conscience de n’être pas tout à fait équivalent au réel qui l’entoure, cette manière de littéralement "se tenir hors de", ex-sistere (l’étymologie latine d’"exister"). Le cogito cartésien, le "je pense donc je suis", postule cette "clôture du sujet", un moi pensant seul et au monde, et se définissant face à lui, contre lui. Je pense donc je suis… A aucun moment ne s’est-on interrogé sur "comment vivre ?", à de rares exceptions près comme Montaigne dont Les essais ne sont au fond qu’une déclinaison vagabonde de cette question. Depuis l’aube de la philosophie, bien avant Descartes, c’est le "je suis" qui compte. L’Etre, la grande affaire ! La vérité de l’être qui gît de l’autre côté de la vie, l’être caché dans cet arrière-monde des Idées telles que théorisées par Platon et ses épigones, perché dans le ciel de la métaphysique. Comme si l’ici et le maintenant de la vie ne suffisaient pas : il y aurait d’un côté l’Etre, la vérité des choses, transcendante, éternelle, de l’autre la réalité de la vie, transitoire, condamnée à la poussière du monde.
Or la question de l’être n’a jamais concerné la pensée chinoise. Ne l’intéresse pas tant l’être que le devenir - "être" est en chinois une espèce de "mot-vide" et chaque nom (substantif) peut "agir" en se faisant verbe. Aussi s’agit-il ici, loin de l’abstraite tradition européenne, d’épouser le flux de la vie, la circulation du "souffle" (qi). L’important est le processus, la "processualité" pour reprendre le terme de François Jullien qui, livre après livre, revisite cet écart entre pensée chinoise et philosophie grecque non pas en tant que vulgaire comparatiste pointant les différences mais imaginatif arpenteur d’un lieu commun des possibles. Dans Vivre en existant (Gallimard), le philosophe et sinologue propose "une nouvelle éthique" en poursuivant en forme discursive le "lexique euro-chinois de la pensée", De l’être au vivre (Gallimard, 2015). Réhabiliter le phénoménal - la sensorialité de ce qui nous environne et dont nous faisons partie, sans s’engluer dans un vitalisme instinctif : il faudrait à l’instar de Rousseau qui, après s’être évanoui dans l’une de ses "promenades", reprend doucement conscience, se situer "au ras du vécu", et basculer sans crier gare dans un rapport intime au monde. L’intimité, voie possible vers cette éthique neuve, est le sujet du très bel essai de François Jullien, aux éditions Galilée, à la tonalité autofictive, quasi lyrique, Près d’elle :présence opaque, présence intime.S. J. R.