Jour après jour, pendant des mois à partir de janvier 1914, le peintre suisse Ferdinand Hodler (1853-1918) a dessiné et peint son amante malade, Valentine Godé Darel, son grand amour et la mère de leur fille tout juste née, atteinte d’un cancer qui l’emportera le 25 janvier 1915. Des aquarelles, des esquisses pour des toiles, "74 tableaux et plus de 240 dessins", documentent avec un poignant réalisme la mort à l’œuvre sur le visage de Valentine alitée, modèle agonisant.
L’un de ces dessins figurait sur la couverture du premier livre de Daniel de Roulet A nous deux, Ferdinand (Canevas, 1991). Plus de vingt-cinq ans après cette apostrophe, l’écrivain revient en simple "amateur, ni critique, ni biographe", sur sa fascination pour le peintre et pour l’histoire d’amour qui a uni Hodler, alors artiste reconnu, quinquagénaire marié installé à Genève, à sa maîtresse, une Parisienne divorcée de vingt ans sa cadette.
C’est sous la forme d’une lettre respectueusement tournée, découpée en 27 courts chapitres, que le romancier se livre à cet exercice d’admiration, reconnaissance de dettes mêlant des éléments biographiques avérés, inspirés en particulier des écrits de Hans Mühlestein, un jeune écrivain qui a côtoyé le peintre à la fin de sa vie et lui a consacré un livre de référence, à des commentaires personnels - l’un des chapitres les plus intimes est celui où Daniel de Roulet raconte l’histoire d’un dessin offert par sa mère puis prêté à une femme aimée. A l’occasion, le romancier prend aussi la liberté d’inventer: la rencontre, les premières séances de pose, les relations du couple.
Devant ce geste artistique inédit et polémique - s’installer pendant des mois au chevet d’une mourante -, l’admirateur s’emploie à défendre le peintre contre les critiques de ses détracteurs, notamment "certaines personnes selon lesquelles [il aurait] fait de Valentine un objet, non un sujet". Quand lui voit dans ces portraits "le plus beau des tombeaux", une manière de saisir la vie en regardant la mort en face, mort qui a très tôt marqué la vie du peintre et qu’il avait déjà représentée bien avant de peindre l’agonie de sa maîtresse. Mais si, pour Daniel de Roulet, le cycle de Valentine bouleverse tant, c’est surtout parce qu’il "raconte non pas la mort mais la force d’un amour qui sait sa finitude". V. R.