Avant-critique Essai

Leila Guerriero, "L'autre guerre" (Rivages)

Leila Guerriero - Photo © Magdalena Siedlecki

Leila Guerriero, "L'autre guerre" (Rivages)

Leila Guerriero enquête sur les Argentins tombés lors de la guerre des Malouines et enterrés dans l'archipel sous contrôle britannique.

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Par Sean Rose
Créé le 12.04.2023 à 14h00 ,
Mis à jour le 12.04.2023 à 18h25

Le cimetière des oubliés. Antigone jette de la terre sur le corps de son frère laissé en pâture aux charognards. Créon a condamné le traître à la cité à n'avoir point de sépulture et condamne à mort toute personne qui enfreindra l'interdiction. Qu'importe que Polynice soit jugé félon, Antigone veut l'enterrer quand même, parce que c'est son frère, parce que l'amour est plus fort. Au risque de la mort, elle l'enterre. Dans le processus d'hominisation, ne pas abandonner ses morts a été le signe qu'on n'avait plus affaire à de simples primates inscrits dans l'instant et l'instinct. Même dans les guerres, on essaye de récupérer les dépouilles de ceux qui sont tombés.

En 1982, la guerre des Malouines éclate. L'archipel au large de l'Argentine est sous contrôle des Anglais depuis 1833. Dans un geste de diversion ultranationaliste, la dictature argentine attaque le minuscule territoire ultramarin britannique. Aujourd'hui encore, malgré la victoire du Royaume-Uni, les Malouines sont une pomme de discorde entre Londres et Buenos Aires. Les autorités britanniques s'étaient néanmoins chargées d'identifier les soldats argentins morts au combat afin de les rendre à leurs proches. Le rapport remis au gouvernement argentin reste lettre morte. Les familles n'en savent rien.

Dans L'autre guerre, Leila Guerriero enquête sur ce cimetière des oubliés. Elle relate le (second) parcours du combattant du vétéran Julio Aro pour le rapatriement des restes de ses camarades. Dans un colloque sur le stress post-traumatique à Londres, il avait eu pour interprète un ancien des Malouines anglais, un certain colonel Geoffrey Cardozo, l'auteur du rapport... Guerriero interroge les familles orphelines de leurs morts, l'équipe d'anthropologie médico-légale, les nationalistes qui arguent qu'enterrer les soldats sur le continent, c'est concéder aux Anglais que les « Malvinas » ne sont pas le sol argentin. La plume de l'enquêtrice triture la plaie pour mieux traduire les douleurs, mais sans chavirer dans le pathos. Offrir une demeure aux défunts est ce qui caractérise l'humain. Faute de noms sur une tombe, les mots sont un tombeau. Ceux de Leila Guerriero rendent leur dignité aux effacés des mémoires.

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