17 mai > Essai France > Jacques Rancière

Le temps. Jacques Rancière n’a cessé de tourner autour depuis La nuit des prolétaires (Fayard, 1981). Pour ce philosophe, ancien élève d’Althusser, la notion est fondamentale pour comprendre l’histoire, la politique et ce qui se trame entre les deux. Sur cette question, les quatre conférences réunies dans cet ouvrage apportent un éclairage passionnant.

"Ce livre n’engage ni diagnostic sur la modernité ni appel à embrasser son temps. Il se demande bien plutôt quel montage de temps permet de lancer l’appel ou de poser le diagnostic." Car pour l’auteur du Maître ignorant (Fayard, 1987), "il n’y a pas un mais des temps modernes", donc des manières différentes voire contradictoires de le penser.

On représente le plus souvent le temps comme une flèche. Jacques Rancière y ajoute une verticalité qui correspond à la manière dont on le vit ou dont on le subit, selon que l’on a du temps ou pas, en fonction de nos loisirs. Cette double nature du temps "comme enchaînement de moments et comme hiérarchie des occupations" est au cœur de cet essai monté comme une horloge suisse. Tout y est méticuleusement placé, comme dans toute mécanique marxiste de précision. La seule chose que l’on pourrait craindre, c’est le grain de sable. Mais celui qui est aujourd’hui professeur émérite à l’université Paris-8 a revu tous ses textes, pour certains écrits à l’origine en anglais. Il en a précisé bien des points pour répondre à ses contradicteurs.

Il y en aura, forcément. C’est le sel même du débat philosophique. Mais on ne peut faire l’impasse sur le raisonnement impeccable qui s’appuie sur la littérature, l’art, la danse et le cinéma. Avec la chute de l’URSS, a disparu l’idée d’une fiction qui promettait un monde meilleur. Une autre fiction est apparue, une autre "structure de rationalité", avec une finalité différente. Pour Marx, l’histoire offre la possibilité d’une justice, pour le libéral celle d’y croire encore. Entre Marx et les ferrailleurs, il semble que les commerçants aient imposé leur emploi du temps. Selon Jacques Rancière, nous avançons désormais entre ces deux temps: le temps mondialisé des possédants et le temps vécu des individus. Dans cette configuration, il s’agit d’occuper son temps plutôt qu’il ne s’occupe de nous, de l’employer à dessein plutôt que d’en subir la ritournelle.

"Le grand récit de la justice du temps se ramène encore et toujours à l’écart entre la forme de vie des savants qui maîtrisent le temps des fins et celle des ignorants enfermés dans le temps du quotidien." C’est pour cela, nous dit-il, qu’une Emma Bovary regarde à sa fenêtre et s’invente une histoire. Pour briser la réitération du quotidien et échapper à l’ennui récurrent. C’est pour cela aussi que Virginia Woolf décrit la journée de Mrs Dalloway ou que Dziga Vertov offre une symphonie visuelle et collective dans L’homme à la caméra.

Ces Temps modernes sont finalement plus proche de Chaplin que de Sartre. Car Charlot, pris dans un engrenage temporel, répétitif et illusoire, finit par s’en échapper, modifiant ainsi sa propre relation à ce temps dominateur. Il ne court plus après, il le prend. L. L.

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