Livres Hebdo - Robert Laffont a raconté la fondation et l'histoire de sa maison dans ses livres. Pourquoi avoir choisi un roman graphique pour en célébrer les 70 ans ?
Leonello Brandolini - Robert nous a quittés il y a un an, nous voulions commémorer la création de sa maison de façon sobre, originale et joyeuse en même temps. Rééditer son autobiographie, Robert Laffont, éditeur, qui avait inauguré la collection "Un homme et son métier" était évident, mais il fallait une idée particulière pour couvrir l'histoire la plus récente sans être institutionnel, car ce n'était pas le style de Robert Laffont, ni celui de la maison. Nous devions aussi nous démarquer du cinquantenaire, fêté place Saint-Sulpice avec faste, et honoré d'un "Apostrophes" entièrement consacré aux auteurs Laffont.
Conter cette aventure sous forme de roman graphique était une façon amusante de montrer comment vit une maison d'édition à un public qui n'en connaît pas le fonctionnement. François Rivière, dont nous avons publié en janvier Le mariage de Kipling, et le dessinateur Frédéric Rébéna (1), qui a réalisé toutes les couvertures des San-Antonio chez "Bouquins", ont travaillé ensemble avec beaucoup d'enthousiasme à partir des mémoires de Robert et des récits que nous avons pu leur faire dans la maison pour la période la plus récente.
Quelle image aviez-vous des éditions Laffont quand vous êtes arrivé à leur tête en 1999 après le départ de Bernard Fixot ?
Quand j'ai pris les rênes de la maison, j'étais un éditeur de livres de poche depuis presque vingt ans - au Livre de poche, puis chez Presses Pocket, et ensuite au sein d'Univers Poche. Le poche m'a intéressé et formé. Il m'a surtout permis de me confronter à ce que le public aime, sans avoir d'a priori sur "les genres". Mais je voulais revenir au coeur du métier, au contact avec les auteurs, à la littérature générale que j'avais connue chez Hachette Littératures ou chez Fayard.
Je connaissais bien le catalogue de Laffont pour avoir publié en poche nombre de ses auteurs, des plus littéraires avec la collection "Pavillons" jusqu'aux ouvrages grand public avec "Best-sellers". C'est une maison qui propose à la fois de la littérature française et étrangère, des documents, des témoignages, du pratique, de la vulgarisation scientifique avec "Réponses", des biographies, etc. Cette production très variée s'appuie sur une équipe commerciale dédiée très performante qui permet des résultats spectaculaires.
En arrivant, comment avez-vous imprimé votre marque ? Quels étaient vos défis ?
L'entreprise était en parfait état quand je suis arrivé, avec des succès comme Ramsès ou Le livre noir du communisme. En revanche, l'équipe était décimée : Bernard Fixot, Antoine Audouard, le directeur financier et certains des éditeurs étaient partis, et mon premier défi a été d'en constituer une nouvelle. Nous avons racheté Nil éditions, et Nicole Lattès, sa fondatrice, est devenue directrice générale de Laffont - il faut être deux pour diriger une grande maison -, son équipe et ses auteurs (parmi lesquels Jean d'Ormesson, Matthieu Ricard, Sophie Fontanel, Peter Mayle, Michel Drucker...) l'ont suivie, ce qui a permis de relancer la machine. Douze ans après, je suis fier de la maison, dynamique, moderne, pluridisciplinaire. Elle est même pluriculturelle, et je crois que c'est important dans son identité : je suis italien, Maggie Doyle, responsable des achats étrangers, est irlandaise, Benita Edzard, responsable des ventes de droits, est allemande.
Un autre défi a été de créer un vrai groupe d'édition. Seghers était dans le giron de Laffont depuis les années 1960. Julliard, dans celui des Presses de la Cité, a été rattaché à Laffont quelques années avant mon arrivée. Nous avons accompagné Bernard Barrault et Betty Mialet dans leur redéploiement de la littérature française et la publication d'auteurs devenus phares comme Yasmina Khadra, Jean Teulé, Mazarine Pingeot. Nil s'est ouvert à la littérature étrangère, se positionnant entre "Pavillons" et "Best-sellers" avec bonheur. Nous avons vendu 200 000 exemplaires de La nostalgie de l'ange d'Alice Sebold et 500 000 du Cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates de Mary Ann Shaffer et Annie Barrows.
Avez-vous d'autres rachats en perspective ? Quels développements envisagez-vous ?
Si nous n'avons pas de projet de croissance externe, en revanche nous lancerons en 2012 chez Laffont une série de romans destinés aux jeunes adultes. J'ai été séduit par le projet de Glenn Tavennec, venu du Seuil et de Pocket Jeunesse, qui va s'en occuper. J'espère que, d'une certaine façon, nous recréerons ce qu'a pu être au début des années 1970 "Ailleurs & demain" : un investissement éditorial dans un secteur émergent. Dans cette nouvelle série, toutes les littératures de l'imaginaire, sous toutes ses formes, seront représentées avec des textes de qualité, français et étrangers, destinés à un large public, de 15 à... 77 ans. Nous publierons entre 10 et 15 titres par an.
Dans un contexte économique particulièrement difficile, comment jugez-vous le marché ?
Les années 1990 ont été extraordinaires avec d'énormes best-sellers et une explosion des droits étrangers. La crise et un marché international très réduit ont rendu plus difficiles les années 2000. La France a tiré son épingle du jeu grâce au prix unique, qui lui a permis de conserver la maîtrise de sa production et un tissu de librairies unique au monde : c'est le secret du dynamisme du secteur. A la différence des Etats-Unis ou de la Grande-Bretagne où les chaînes dictent leur politique commerciale et souvent éditoriale aux éditeurs.
En revanche, le premier semestre 2011 a été exceptionnellement difficile. L'actualité mondiale, avec cette succession de drames, de révolutions, de scandales, a fait monter l'audience des chaînes de télévision. Les journaux ont multiplié leurs ventes par deux mais les lecteurs ont déserté les librairies. L'autre phénomène, bien connu d'ailleurs et pas tout à fait récent, est la concentration grandissante de ventes sur un nombre réduit de titres. Les lecteurs achètent les livres figurant sur la liste des best-sellers mais passent beaucoup moins de temps dans les librairies à faire la découverte de nouveaux auteurs.
Laffont et le groupe Editis appartiennent désormais à l'espagnol Planeta. Le changement d'actionnaire, après Wendel, a-t-il modifié la donne ?
Tous les actionnaires se ressemblent. Depuis que je suis chez Laffont, j'en ai connu quatre : Vivendi, Hachette, Wendel et Planeta. L'avantage de Planeta, c'est que nous parlons le même langage, celui de l'édition. Je suis hispanophone et je possède une bonne connaissance de leur marché. Il est très différent du nôtre, dominé par les agents, à l'anglo-saxonne. En France, nous travaillons directement avec les auteurs et nous mettons à leur disposition un service de droits étrangers, une cellule chargée des droits cinéma, des cessions pour le poche et les clubs, et quand nous parlons de l'édition nous n'employons pas le mot "entreprise", mais "maison" comme dans la haute couture. C'est une notion très importante et très ancrée dans le tissu éditorial français.
Etes-vous prêt à passer au livre numérique ?
Le marché a explosé l'an dernier aux Etats-Unis - le Kindle d'Amazon n'est pas cher et il est performant, il a été le cadeau de Noël idéal. Après, évidemment, il fallait le charger de contenus éditoriaux. C'est l'outil qui a permis le développement du livre numérique, devenu incontournable. En France, certes nous publions des livres numériques, mais le marché n'est pas encore tout à fait là, étant donné la pénurie d'offre de liseuses performantes. Il faudra réévaluer la situation dans quelques années. Nous devons, tout d'abord, résoudre des problèmes institutionnels et techniques : la TVA (qui doit être la même que celle du papier) et la consolidation du prix unique - indispensable pour que l'édition garde la maîtrise des prix mais aussi pour protéger le marché, les auteurs et les oeuvres.
Nous avons 500 titres au format ePub, toutes les nouveautés et un certain nombre de titres du fonds, et nous numérisons entre 15 et 20 nouveautés chaque mois, que nous vendons 10 % en dessous du prix de l'édition papier.
La question du prix est cruciale : on ajustera les prix de notre offre numérique quand le marché se développera, mais ce qu'il faut aujourd'hui préserver c'est surtout le marché du poche qui représente 30 % du marché total. Il ne faut absolument pas concurrencer ce secteur par une offre numérique à un prix trop bas, pour éviter ce qui s'est passé aux Etats-Unis.
(1) Auteur du roman graphique Marilyn la dingue avec Jerome Charyn, Denoël Graphic, 2009.