Les libraires ne traitent pas les grosses machines de la même façon : question de clientèle ou de style... Millénium de Stieg Larsson. - Photo OLIVIER DION

Les cinquante nuances de quoi ? Quel titre avez-vous mentionné en anglais ? » Loin des diktats médiatiques, certains libraires, à l'instar de Monèle Mandagot (Le Parefeuille à Uzès), ne se sentent pas vraiment concernés par la prochaine parution en français du sulfureux best-seller mondial intitulé en VO Fifty shades of Grey. Ce que confirment Sylvie Le Louarn (librairie du Renard, Paimpol) et Yannick Poirier (Tschann, Paris 6e) : «Si vous dites que c'est un best-seller, le représentant de Lattès nous en a forcément parlé et on a dû en prendre au moins... un !", lâchent-ils à l'unisson. A l'opposé, au Furet du Nord de Lille, 500 exemplaires de l'ouvrage de E. L. James seront mis en place avec un mur de livres à l'entrée du magasin, tandis que chez Cultura, qui compte 51 magasins et un site Internet, la mise en place globale dépassera les 10 000 exemplaires.

"NOUS N'AVONS PAS LA CLIENTÈLE

Anges et démons de Dan Brown.- Photo OLIVIER DION

En fonction des particularités de leur point de vente, les libraires abordent de façon très différente les grosses productions de l'industrie du livre. Cela a été le cas pour Twilight ou le Da Vinci code. Ça le sera pour Une place à prendre ou pour Cinquante nuances de Grey. Alors que ces best-sellers peuvent représenter "1 % à 2 % du chiffre d'affaires annuel de Cultura", estime Eric Lafraise, chef du produit livre, ils sont transparents dans les ventes de Compagnie (Paris 5e). "Nous n'avons pas de position idéologique sur ces ouvrages, explique la directrice de cette librairie, Josette Vial. Simplement, nous n'avons pas la clientèle. D'ailleurs, avec la multiplication des canaux de vente, je m'aperçois que les best-sellers nous échappent de plus en plus."

Aucun libraire ne fait pourtant complètement l'impasse sur les best-sellers annoncés... ne serait-ce que pour ne pas paraître trop élitiste. D'ailleurs, estiment certains, les ouvrages à fort potentiel commercial peuvent parfois être des portes d'entrée vers d'autres lectures. "Ils permettent de drainer en magasin des personnes qui n'ont pas l'habitude de venir. Si nous savons les séduire, certaines d'entre elles reviendront et s'intéresseront à d'autres livres", assure Eric Lafraise.

Le best-seller comme moyen de conquête de nouveaux clients à long terme ? Les avis sont partagés. Si elle reconnaît leur intérêt commercial à court terme, Marie-Rose Guarniéri (librairie des Abbesses, Paris 18e) est sceptique sur leur capacité à amener des lecteurs vers d'autres livres. "Ce n'est pas avec des produits culturels formatés que l'on augmentera le nombre de grands lecteurs, affirme-t-elle. Non seulement ces ouvrages ont tendance à écraser le reste de la production, mais, quand ils sont de mauvaise qualité, ils risquent aussi de nous faire perdre, après coup, plus que ce qu'ils nous auront fait gagner dans l'instant. C'est à double tranchant."

AGRESSIF

ylvie Le Louarn, de son côté, note surtout le caractère "artificiel et agressif" de ces publications. En sus de la pression des représentants, les libraires sont confrontés au secret qui précède leur parution, sans raison juridique valable, les obligeant à décider de leurs commandes avec très peu d'informations. Cela a été le cas pour Une place à prendre. "On écrase tout notre savoir-faire, s'insurge Marie-Rose Guarniéri. Dans ces cas-là, je prends les titres - pour le prochain livre de J. K. Rowling et celui de E. L. James, j'ai des commandes de 70 exemplaires - mais je les place hors du rayon littéraire à l'entrée du magasin et je les laisse vivre leur vie tout seuls.""Scandaleux", "méprisant"... : les libraires ne cachent pas leur agacement à l'égard de ces lancements à l'aveugle, même si certains veulent bien croire à l'efficacité du procédé auprès des consommateurs.

L'embargo sur la date de mise en vente qui leur est souvent associé en énerve plus d'un. Sylvie Le Louarn en dénonce d'ailleurs les dérives : "Les librairies respectent les dates de parutions, mais les grandes surfaces sont loin d'en faire autant, regrette-t-elle. Cela fausse la concurrence."

Peu convaincu de l'avenir de ces grosses machines produites pour un lectorat de masse, Yannick Poirier lance avec un brin de provocation : "A Montparnasse, les seules grosses machines qu'on connaisse, ce sont les voiliers qui passent sur le boulevard à quatre heures du matin !" Belle image.

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