Les existences moindres. On dirait un titre de Pierre Michon. L’esprit n’en est pas si éloigné, même s’il puise ses références du côté de Pessoa et de ses vies hétéronymes. La littérature (Tournier, Duras, Borges, Hofmannsthal, Kafka, Beckett) comme les arts (Malevitch, Rauschenberg, Warhol, Soulages) sont souvent convoqués dans cette réflexion dense qui dit beaucoup en peu de mots. Mais c’est surtout au philosophe Etienne Souriau (1892-1979) qu’il se réfère. Un penseur méconnu de la fin des années 1930 et de l’immédiat après-guerre, grand professeur et directeur d’un Vocabulaire d’esthétique (3e éd., Puf, 2010) qui fait toujours référence.
David Lapoujade (Paris-1 Panthéon-Sorbonne) s’intéresse à deux de ses œuvres de pure philosophie : Avoir une âme, essai sur les existences virtuelles (Belles Lettres, 1938) et surtout Les différents modes d’existence (Puf, 1943, réédité en 2009). De quoi est-il question ? Des existences moindres, de ces vies inférieures, celles qui sont juste au-dessous du seuil de flottaison existentiel, à la limite du visible, mais qui sont indispensables à l’apparition de l’âme.
David Lapoujade nous donne un exemple, repris à Souriau. Un enfant a disposé des objets sur une table pour faire plaisir à sa mère. Celle-ci vient et les remet machinalement à leur place ordinaire. Devant les sanglots de l’enfant, elle s’exclame : "Mon pauvre petit, je n’avais pas vu que c’était quelque chose."
Ce "quelque chose" qu’elle n’avait pas vu est décortiqué par ce spécialiste de Bergson et de Deleuze à la lumière de Souriau. Il nous entraîne forcément dans le registre de la création, de l’écriture et des arts. Il est aussi question de droit. Lapoujade rappelle qu’en 1926 les douaniers américains ne voulaient voir dans une sculpture de Brancusi qu’un morceau de bronze et non un Oiseau dans l’espace avant que ne s’engage un procès retentissant. Comme la mère désolée, ils n’avaient pas vu que c’était quelque chose. "On n’est pas réel du seul fait qu’on existe ; on n’est réel qu’à condition d’avoir conquis le droit d’exister."
Ces existences qui pourraient être, ces êtres virtuels, ces créations de l’esprit ont le droit d’occuper une place dans le monde. "On existe par les choses qui nous soutiennent comme on soutient les choses qui existent par nous." Bref et lumineux, cet essai est aussi l’occasion de redécouvrir un philosophe oublié. L. L.