Voici un livre original, au style ample et généreux. Il traite d'un sujet simple : de la guerre et d'un poète. La guerre, c'est la Grande, celle dont on va commémorer le centenaire l'année prochaine et qui commence déjà à prendre position dans les librairies. Le poète, c'est Charles Péguy, le dreyfusard, le contemplatif de Chartres.
Michel Laval ne produit pas dans l'abondance. Il préfère la densité, le plaisir d'écrire, la délicate sensation de se laisser gagner par son sujet. Seulement trois livres en vingt ans. Après Brasillach ou La trahison du clerc (Hachette Littératures, 1992) et L'homme sans concessions : Arthur Koestler et son siècle (Calmann-Lévy, 2005), voici ce Tué à l'ennemi.
Dès l'introduction, il vous emporte avec l'entrée en guerre qui annonce la fin d'un monde, "la disparition d'une nation vieille de vingt siècles qui avait rayonné d'un tel éclat que son histoire se confondait avec le mouvement même d'une civilisation".
De cette constellation mourante qui s'abandonne au vide, Péguy est le poète foudroyé. Michel Laval nous raconte les derniers jours du fils de la rempailleuse de chaises qui devint le républicain mystique qui convoquait Jeanne d'Arc et Bernard Lazare.
Péguy, c'est toute la contradiction française de celui qui part au front et qui sait qu'il n'en reviendra pas. Car il n'est déjà plus de ce monde. La patrie qu'il défend comme un souvenir d'enfance a déjà été souillée par la bêtise des hommes. Jaurès est mort pour cela. Péguy s'apprête à le rejoindre. Mais avant, il rend une visite à Bergson, écrit quelques lettres à sa femme Charlotte, et prévient tous les saints qu'il arrive, le fusil tendu comme une étrange baguette de sourcier.
Comme Alain-Fournier, comme Jean de La Ville de Mirmont, comme tant d'autres, il tombera. Il part le 4 août 1914 et reçoit une balle fatale le 5 septembre, à Villeroy. Près de Meaux. Un mois pour mourir à 41 ans.
Michel Laval le suit jour par jour, au milieu des soldats qui meurent et de l'état-major qui se leurre. La guerre devient sa guerre. Son corps retrouve même une robustesse oubliée. "Nous sommes dans la main de Dieu", >écrit-il à sa mère. Elle va se refermer brutalement.
Péguy prie et écrit pour contrôler ses passions. Ça bouillonne dans sa tête. Il chante La carmagnole comme il réciterait le missel. Sur le théâtre des opérations, chacun fourbit sa haine. Lui croit en la patrie. "La lutte engagée contre l'Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la barbarie." C'est Bergson qui le dit. C'est Péguy qui va en mourir. La "dernière guerre de Charles Péguy", ce fut de préparer sa mort. Michel Laval nous le montre prendre congé de ses amis, de ses amours, de ses emmerdes comme s'il partait ailleurs, comme s'il savait que la vieille Europe chrétienne avait planifié son suicide collectif.
Michel Laval, avocat de son état, a mis du souffle et de l'ardeur dans son récit. Il a aussi beaucoup lu, beaucoup laissé infuser, mais cela coule comme un torrent nerveux. Pas de notes, beaucoup de savoir. C'est le secret des livres bien faits. Il prend plaisir à ses phrases qui enflent comme des vagues. Nous aussi.