Le sillon, le deuxième livre de Valérie Manteau après le secouant Calme et tranquille (2016), est le seul titre qu’a décidé de défendre Le Tripode en cette rentrée 2018. C’est une quête amoureuse et politique dans Istanbul, cité chaotique pleine de passions et de contradictions, déjà arpentée dans le premier roman. L’ancienne membre de l’équipe de Charlie Hebdo de 2008 à 2013, qui partage aujourd’hui son temps entre Marseille, Paris et Istanbul, y met en scène une narratrice qui lui ressemble, trentenaire française qui a rejoint un amant turc et vit pendant plusieurs mois en 2016 et 2017 dans la ville turque familière. Le couple est installé sur la rive asiatique du Bosphore, dans le quartier de Kadiköy, ancienne Chalcédoine, aujourd’hui "bastion gauchiste". Fréquentant un milieu multiculturel de démocrates activistes, intellectuels et artistes, elle découvre la figure du journaliste turc d’origine arménienne Hrant Dink, militant pour la paix assassiné en 2007 à 52 ans par un jeune nationaliste de 17 ans en pleine rue devant les locaux de son journal turco-arménien Agos (le sillon). Poursuivi plusieurs fois pour "insulte à l’identité turque", cet intellectuel marxiste chrétien a été l’une des figures tutélaires des manifestants qui occupaient la place Taksim et le parc Gezi en 2013. Une personnalité honorée mais qui divise la société turque.
La jeune femme, qui, elle, ne parle qu’un turc rudimentaire, se lance dans une enquête un peu informelle. Elle lit, questionne, teste ses intuitions et ses analyses auprès de ses proches, avide de comprendre l’histoire violente et édifiante d’un pays qui ne manque pas de martyrs de la liberté d’expression. Frappée de se rendre compte de l’indifférence de l’Europe et de la France.
Au fur à mesure qu’elle découvre d’autres figures militantes et s’en rapproche, son projet devient un sujet de confrontation avec l’amant qui travaille dans un journal satirique et oppose à son intérêt une forme d’évitement dépressif.
"Mon état d’âme est celui d’un pigeon inquiet", écrivait Hrant Dink dans son dernier éditorial quelques jours avant son assassinat. "Il notait pourtant, pour se rassurer, qu’il savait que dans ce pays, personne ne faisait de mal aux oiseaux", commente la narratrice à qui on fait remarquer qu’en turc "pigeon et colombe, c’est pareil". Tissant des dizaines de fils, irrigué de sources littéraires, Le sillon est plus profond qu’une simple biographie-hommage: Valérie Manteau jette des graines à la volée. V. R.