Un peu comme le rap qu'on sous-représente dans les médias en dépit d'une domination des charts quasi continue depuis plus de vingt ans, malgré le chiffre d'affaires imposant qu'elle génère, l'industrie du jeu vidéo peine à passer les tamis symboliques du milieu du livre. Alors qu'il a rapporté 5,5 milliards d'euros en 2022 (contre 2,91 pour le livre), le produit culturel le mieux vendu en France (et dans le monde) n'intéresse encore qu'une poignée d'éditeurs passionnés et n'occupe jamais bien plus que quelques dizaines de centimètres dans les rayons des librairies. Un frémissement pourtant se fait sentir. Pour éclairer cette maldonne et proposer quelques pistes de rédemption, nous sommes allés à la rencontre de trois acteurs importants de l'édition du livre de jeux vidéo en France, qui en compte une petite dizaine : un segment du marché presque autosuffisant qui a beaucoup à (nous) apprendre. Mehdi El Kanafi, de Third éditions, qu'il a cofondées avec Nicolas Courcier, spécialisées dans les textes à tendance critique, sans image ni couleur ; Marc Pétronille, le dirigeant de Pix'n Love, la maison pionnière, conceptrice de beaux livres ayant trait à l'histoire du 10e art, qui s'est diversifiée dans la conception de jeux, et Mathieu Daujam, le directeur éditorial de Piggyback, entreprise spécialisée dans les guides officiels.
Point d'expérience
« Tout a commencé par la démocratisation du web, par des discussions sur les forums en ligne entre journalistes testeurs de jeu vidéo et passionnés », se souvient Marc Pétronille. C'est ainsi, avec le déclin de la presse spécialisée, que les fondateurs de Pix'n Love ont eu l'idée de mettre sur pied en 2007 ce qui deviendra le premier mook en France (tous genres confondus), en s'intéressant non plus à l'actualité des sorties mais à l'histoire d'un secteur qui commençait à accuser suffisamment de décennies pour qu'on l'écrive. « Notre idée était de rendre justice aux créateurs, de les inscrire dans le temps. Je crois que nous étions la première maison d'édition au monde à avoir cette approche », affirme Marc Pétronille. Une histoire qui inspirera suffisamment Mehdi El Kanafi et Nicolas Courcier pour qu'ils rédigent d'abord eux-mêmes une partie de leurs premiers livres, qu'ils sortent dès le début au rythme d'un par mois sans image ni couleur pour les jeunes Third éditions en 2014. « Nous avons tout de suite compris que c'était très important de proposer des sorties régulières. Alors nous passions un mois et demi sur la rédaction, avec les recherches, et on mettait nous-mêmes les livres en page. Et ainsi de suite tous les trois mois. On a écrit douze des premiers bouquins pour montrer la voie. » Des journalistes qui devinrent non seulement des pionniers du genre dans le paysage éditorial hexagonal, mais aussi à l'international, la France étant le premier pays à avoir appliqué sa tradition critique et historiographique à cette culture très (trop ?) populaire.
C'est aussi du web que viendra dans un premier temps le salut de ces maisons naissantes qui vendent dans un premier temps exclusivement sur internet. Aujourd'hui, la courbe avec les librairies s'est inversée, signe de l'intérêt croissant du grand public. Pix'n Love réserve même ses éditions collector à son site de vente en ligne. Une vente directe d'ordinaire tolérée tacitement par les diffuseurs pour les petites structures, mais qui sera formalisée dans le contrat qui lie Pix'n Love et Média-Participations depuis 2015. Si Piggyback - dont on retrouve parfois les guides dans notre top 50 des meilleures ventes, lors de la sortie des blockbusters qu'ils viennent éclairer - nous assure connaître très fréquemment « des ventes à six chiffres, six gros chiffres », sans vouloir rentrer plus dans le détail, c'est qu'ils bénéficient de la structure de distribution du jeu vidéo Innelec, et que leurs livres se retrouvent dans tous les Micromania, Fnac et autres revendeurs spécialisés, à côté des jeux en question. Pour certains jeux particulièrement difficiles et gigantesques (ils le sont de plus en plus), Mathieu Daujam nous assure que Piggyback vend un nombre de guides pouvant monter jusqu'à 10 % du nombre d'exemplaires du jeu vendus. Ils travaillent par ailleurs à un projet de roman « d'un genre nouveau » (et à propos duquel nous n'aurons pas le droit à plus de détails pour l'instant).
Intouchables
De manière générale, les trois éditeurs sont peu coutumiers des circuits habituels, n'organisent jamais de signatures en librairie, ne font pas de surdiffusion et, s'ils tiennent parfois un stand à la Japan Expo, n'ont jamais jugé utile d'investir dans un emplacement au Festival du livre de Paris. Seule exception notable, Mathieu Daujam et son équipe passent régulièrement à Francfort, surtout pour « prendre le pouls du marché ».
Les trois éditeurs n'ont pourtant pas à rougir de leur maison. Trois structures indépendantes employant une demi-douzaine de personnes et faisant travailler une trentaine de free-lances (graphiste, correcteurs, traducteurs...). Leurs ouvrages se vendent en moyenne à 2 000 exemplaires, dans des gestions très prudentes, avec des placements raisonnables en librairie, mais deviennent presque tous des références quant au jeu ou à l'univers dont ils traitent. Cette vision au long cours leur assure un statut de long-sellers, et ainsi un fonds vivant de plus en plus conséquent. Il leur arrive même de faire des coups à plus de 50 000 exemplaires, ce qui est d'autant plus notable que, ne l'oublions pas, la moitié de leurs ventes se fait en direct. Ainsi, Pix'n Love a beau s'être mis à concevoir directement des jeux vidéo, ils n'ont aucune raison d'arrêter de produire des livres, qui constituent, aujourd'hui encore, 30 % de leur chiffre d'affaires. Il n'y a cependant pas de mystère, leurs « coups » sont toujours corrélés au succès des licences qu'ils exploitent (par exemple Zelda ou Final fantasy pour Third, Mario, The Witcher ou l'histoire de Nintendo pour Pix'n Love). « Les licences qui marchent le mieux sont celles qui ont vécu assez longtemps pour être implantées dans l'inconscient collectif des joueurs », constate Marc Pétronille. Pour Mehdi El Kanafi, qui a travaillé trois ans chez Pix'n Love, « si nos livres n'ont pas besoin d'images pour fonctionner, c'est que notre lectorat voit très bien de quoi il s'agit ».
Par ailleurs, les trois maisons ont des liens serrés à l'international. Third éditions s'occupent elles-mêmes de leurs traductions en anglais avec un diffuseur dédié aux États-Unis, « où ça marche vraiment fort, où tout part sans un seul retour », et en Grande-Bretagne, un marché très compromis par le Brexit. Pix'n Love compte développer ce pan international avec des artbooks, à la traduction moins longue et moins chère. La structure londonienne Piggyback publie, elle, simultanément avec la sortie du jeu ses guides à la fois en anglais, en français, en espagnol, en italien et en allemand, au minimum. Étonnamment, les trois maisons ont peu de rapports avec le Japon. Même son de cloche des trois : le pays du Soleil levant préfère créer ses ouvrages lui-même et a du mal à faire confiance aux Occidentaux, du moins quand on en vient aux jeux vidéo. De façon plus traditionnelle, les ouvrages de Third par exemple sont traduits à l'étranger en russe, en chinois, en espagnol ou en tchèque.
Avec de tels chiffres, il n'est pas surprenant que des rayons jeux vidéo éclosent dans les librairies quand ces livres étaient éparpillés côté art ou informatique (raison pour laquelle les éditions Third sont diffusées depuis le début par Géodif, dont c'est la spécialité). Mais là encore, le lectorat échappe aux grilles traditionnelles. Il est constitué de communautés fortes autour des maisons qui sont assurées d'une base de vente solide. « Au début, les représentants nous regardaient avec de gros yeux. Ils pensaient qu'il fallait faire de la presse. On s'est battus pour leur prouver que si, les joueurs aussi étaient intéressés par les livres », se souvient, amusé, Marc Pétronille. Si le message semble désormais clair, peut-être ne l'est-il pas encore assez, et gageons que l'interprofession serait ravie de pouvoir échanger avec ces passionnés à l'occasion, par exemple, du Festival du livre de Paris ? On prend rendez-vous ?
Guides suprêmes
Afin de pouvoir proposer des guides complets et officiels, Piggyback a fait de chacun d'entre eux des projets éditoriaux colossaux, mobilisant jusqu'à une trentaine de personnes par ouvrage pendant plusieurs mois, main dans la main bien souvent avec les équipes de développement. Celles-ci leur remettent toutes les données de jeu ainsi que les modes dits « debug ». Entendre des versions de travail permettant de mettre en scène chaque élément séparément, comme dans la page ci-dessus, sans avoir à les détourer, ou en créant des perspectives que la version standard ne permet pas. Parfois même, quand il s'agit de réduire la carte d'un monde dont la taille du fichier original se compte en Téraoctets, les éditeurs de jeux vidéo offrent eux-mêmes des solutions pour les adapter au format livre. Mathieu Daujam témoigne : « Cette double page, tirée du guide de The Legend of Zelda: Tears of the Kingdom, donne un aperçu de certains des défis que l'équipe de Piggyback doit relever pendant le processus de création. Dans cette section du livre, les vêtements que peut porter le héros du jeu sont recensés sous forme de vignettes. Ceci nécessite de préparer pour les graphistes, en amont, un modèle de vignette, qui lui-même implique d'avoir réuni dans un fichier Excel soigné toutes les informations à afficher, ce qui ne peut se faire qu'après de longues recherches dans le jeu. À cette équation déjà compliquée s'ajoutent deux difficultés supplémentaires : l'adaptation dans les différentes langues (une expression concise en anglais peut s'avérer bien plus longue en français, et donc potentiellement déborder d'une case) ; et le facteur temps, chaque tâche faisant l'objet d'une échéance dont dépendent en cascade toutes les tâches suivantes. Un tel niveau d'interdépendance et d'urgence peut donner le vertige, mais il est généralement fécond : de ces limites mêmes naît une forte créativité. » A. M.
Du papier au pixel
Fin 2023, Warner Bros. Games recensait plus de 22 millions d'exemplaires vendus d'Hogwarts Legacy : L'héritage de Poudlard, un jeu qui mettait à l'honneur l'univers Harry Potter. Si les liens entre le jeu vidéo et le cinéma ne sont plus à établir, qu'en est-il du jeu vidéo et de la littérature ? En France, il n'existe pas de statistiques quant au nombre d'adaptations littéraires confiées aux éditeurs de jeux. Mais il y a fort à parier que le phénomène va s'amplifier, le jeu vidéo étant le premier marché culturel en France avec 37,4 millions de joueurs.
De la littérature au jeu vidéo, il n'y a parfois qu'un chemin de traverse. Et ça, Jakub Szamałek le sait bien. En 2012, soit un an après la parution de son premier roman, Quand Athéna détourne le regard, l'écrivain polonais s'est retrouvé un peu par hasard aux manettes du scénario de The Witcher 3. « Comme le jeu vidéo est un secteur encore jeune, les studios vont souvent piocher du côté des écrivains pour trouver un scénariste. C'était le cas du studio CD Projekt RED, qui avait posté une annonce sur leur site. » Le succès sera au rendez-vous pour ce troisième opus de la saga vidéoludique de dark fantasy : 40 000 000 exemplaires vendus, un accueil dithyrambique de la critique et du public et, surtout, un regain d'intérêt pour la série littéraire du Sorceleur d'Andrzej Sapkowski, dont The Witcher n'est qu'une émanation.
Surnommé « Le Seigneur des anneaux polonais », le Sorceleur a fait une arrivée plus confidentielle en France. La première édition du Dernier vœu, un recueil contenant les premières nouvelles de la série, a été écoulée à 3 940 exemplaires en 2003. Mais après la sortie du jeu, son éditeur français, Bragelonne, multipliera les publications liées à la saga. L'adaptation du monde d'Andrzej Sapkowski semble avoir boosté - et non pas supplanté - son matériau d'origine, comme l'explique Jakub Szamałek : « Le studio voulait retranscrire fidèlement l'univers des livres pour que les lecteurs se retrouvent dedans. Mais dans la littérature, il suffit parfois d'une seule phrase pour créer une ville entière. Un endroit décrit en quatre lignes dans un chapitre va peut-être nécessiter des années de travail dans sa forme vidéoludique. Nous utilisons cette base pour y apporter quelque chose de nouveau. »
La littérature est un jeu
Ce n'est pas Bernard Werber qui dirait le contraire. En 2000, Les fourmis est un des premiers livres français à passer la barrière de l'adaptation vidéoludique. La colonie de fourmis rousses de Bel-o-kan se fait le théâtre d'un jeu de stratégie, à l'image de ceux que l'auteur de best- sellers affectionne tant. En 2024, Les fourmis reviendra sous la forme d'un nouveau jeu vidéo mêlant gestion et aventure. « Le jeu vidéo s'est considérablement développé depuis les années 2000. J'ai eu envie de réitérer l'expérience pour voir où le progrès technique nous emmènerait. Le joueur peut désormais apprendre à gérer la colonie, déambuler dans de beaux graphismes et même combattre des ennemis. » Comme le premier, le jeu est édité par Microïds. La filiale jeu vidéo de Média- Participations est familière de l'exercice : c'est là-bas que Benoît Sokal créait Amerzone en 1999, devenant le premier auteur français à investir le médium. Elle est aussi à l'origine de plusieurs jeux Astérix. Le dernier, Baffez-les tous ! 2 , est sorti en même temps que L'iris blanc.
L'histoire littéraire n'est pas en reste. Ovnis dans le paysage vidéoludique, les développeurs de Tale of Tales avaient imaginé une expérience sans pareil en 2013 avec Bientôt l'été, un hommage onirique à Marguerite Duras. Dix ans plus tard, les équipes d'Arte ont jeté leur dévolu sur Boris Vian, en collaboration avec la coopérative La Poule noire, en adaptant Et on tuera tous les affreux. Le Los Angeles fictif des années 50 imaginé par le romancier est retranscrit en point and click jazzy et proche du film noir. Duras, Vian, Werber, Uderzo... Qui sera le prochain ? L. C.