C’est une belle crise de foi comme en a connu la chrétienté au Moyen Age. A son origine un moine surgi des temps carolingiens et un philosophe pour mettre de l’huile sur le feu sacré. Le religieux s’appelle Gottschalk ou Godescalc en latin monastique. Cet oblat révolté qui écrit des poésies méditatives et bricole des confessions en collant des textes vénérables professe, dans la lignée de saint Augustin, la double prédestination des élus et des réprouvés. "Je crois et je confesse que tu as prévu par ta prescience avant les siècles tout ce qui devait arriver de bien et de mal." Le noble Saxon s’adresse évidemment à Dieu. Le philosophe, lui, est irlandais. Bon buveur et fort raisonneur, Jean Scot Erigène apporte un peu d’Aristote dans un débat théologique et compliqué. Il réfute Godescalc tout en abondant dans son sens. Il est donc lui aussi répudié. Son Traité sur la prédestination, non traduit en français, commandé par Hincmar de Reims, l’ennemi juré de Godescalc, soulève un beau tapage intellectuel à tel point qu’Erigène ne fut réhabilité qu’en 2009 par Benoît XVI !
Tandis que l’empire de Charlemagne se déchire sous les assauts de ses petits-fils Lothaire Ier, Pépin d’Aquitaine, Louis II dit le Germanique et Charles II dit le Chauve, une autre guerre fratricide sévit dans les abbayes. "Du temps de Charlemagne, on priait pour la victoire : à présent on prie pour la miséricorde." Le lien entre le roi prédicateur et son peuple s’est distendu. Et Godescalc, le moine errant, proclame sur ce champ de bataille théologique et politique que Dieu est le seul maître des destinées. Il est jeté en prison pour cela, mais son idée ne cesse pas pour autant de circuler, avec ses partisans et ses détracteurs. A-t-il voulu décomposer l’empire ou le recomposer en considérant que le libre arbitre n’est qu’un tourment et que la grâce divine est au-dessus de la Loi ? Godescalc n’est certes pas responsable de la crise de l’Empire carolingien, mais il en est le révélateur. Par certains côtés, cet illuminé pourrait même apparaître comme l’un des premiers réformateurs européens.
Dans ce qu’il dit être "ni un livre d’histoire, ni un roman", Ariel Suhamy exhume du tréfonds moyenâgeux un moine germanique et peu aimable qui n’aurait pas déplu à Umberto Eco. A ses côtés surgissent des personnages qui ont tous un parfum d’hérésie. Pour l’atmosphère, on pense au roman de Huysmans, L’oblat (1903), dans lequel un écrivain nommé Durtal passe d’abbayes en monastères à la recherche d’un idéal religieux. Spécialiste de Spinoza, un autre excommunié comme Godescalc, Ariel Suhamy nous immerge dans un IXe siècle trouble où l’on rêve de sauver l’Eglise en la livrant aux débats les plus vifs. Il en tire un livre très original, brillamment tenu, solidement référencé sans être thésard, et accroche avec élégance son tableau impressionniste et impressionnant au clou de l’histoire. L. L.