Il y a parfois, dans la vie d’un homme, une révélation : la nuit de Pascal, la conversion de Claudel… Edouard Launet, lui, a connu, le 3 avril 1974, à 16 ans, pareil "séisme intime". Non point à cause de la mort du président Pompidou, qu’il déplora toutefois alors que certains de ses camarades gauchistes ricanaient, mais à cause d’une "épiphanie" en pleine Manche, aux Minquiers. Après qu’il s’y est senti "pousser des racines" - en haute mer, chapeau ! -, Launet a voué sa destinée à la circumnavigation buissonnière dans les îles anglo-normandes, un micro-univers bien particulier auquel seuls les initiés ont accès. Installé à Granville, ce lecteur compulsif du père Hugo, celui des Travailleurs de la mer, s’est taillé, dans cet archipel franco (les îles Chausey)-anglais (toutes les autres) rescapé des bizarreries de notre histoire commune, un royaume tout à lui, seigneur imaginaire d’une demeure dans chaque port. Mais plutôt que le château néogothique kitsch des frères Barclay à Brecqhou, des oligarques écossais mégalomanes qui contestent la suzeraineté de Michael Beaumont, 22e seigneur légitime de l’île de Sercq, "le dernier Etat féodal du monde occidental", il préfère la writing hut de son prédécesseur sir Compton Mackenzie, sur Jéthou, où l’invita un jour sir Peter Ogden, le propriétaire de l’île. Ou bien encore, en toute modestie, Hauteville House, l’exil hugolien de Guernesey où l’illustre proscrit a rongé son frein, écrit, dessiné, fait tourner les tables et contemplé la mer durant quatorze ans (1856-1870), et où Launet se sent "chez lui".
De Mackenzie, son ami D. H. Lawrence écrivit qu’il était "l’homme qui aimait les îles". La formule convient bien également à Edouard Launet, qui ne s’est pas fait écrivain de marine de n’importe quels océans, mais homme de la Manche, son unique amour. C’est donc là que, inaugurant la nouvelle collection dirigée chez Stock par Sylvie Delassus ("dédiée à la rencontre d’un écrivain et d’un lieu"), Launet a choisi d’entraîner son lecteur pour un grand tour avec lui de deux mois et deux cents et quelques pages à travers les dix îles anglo-normandes, de Chausey les frenchies à Herm, "le pays des fées", à bord du Muscadet, son voilier de six mètres quarante. Hisse et ho !
Cela nous vaut un fort joli livre, à la fois récit de voyage, collection de souvenirs personnels, d’anecdotes historiques et de lectures très XIXe siècle (Hugo, certes, mais aussi Chateaubriand, Lamartine ou Dumas), porté par un humour glacé et sophistiqué, qui s’achève au 9, quai aux Fleurs, domicile de l’écrivain-journaliste. Là où s’élevait jadis, dit-on, la maison d’Héloïse et Abélard… dans l’île de la Cité.
J.-C. P.