En mai dernier, Isabelle Lemarchand, présidente de l'Association internationale des libraires francophones (AILF), tirait la sonnette d'alarme sur les difficultés que rencontrent encore aujourd'hui les quelque 250 librairies francophones recensées à travers le monde. Ces enseignes, qui ont été particulièrement affaiblies par la crise sanitaire du Covid, continuent d'en payer les conséquences.
Certes, la guerre en Ukraine et l'inflation générale qui ont suivi le Covid - entraînant la hausse des loyers, celle des charges comme du coût de l'acheminement des livres - ont accentué les difficultés que connaissent les librairies francophones à l'étranger (LFE) du fait de leur particularité géographique. Au Japon par exemple, les albums de bandes dessinées coûtent 30% de plus qu'en France et les frais de port atteignent 10 euros par kilo de livres. La voie maritime reste financièrement plus accessible, mais l'organisation et les surprises qu'elle suscite (durée du transport, blocages à la douane, livres abîmés) demandent de s'y prendre parfois très en amont pour recevoir les ouvrages à temps. À Madagascar, la librairie Mille Feuilles doit réaliser ses commandes en mars, en vue de la rentrée littéraire de septembre.
Des crises politiques peuvent aussi être à l'origine des difficultés de ces marchés, comme c'est le cas en ce moment au Niger, ou encore des crises économiques, comme celle liée à l'explosion du port de Beyrouth au Liban. En Israël, la situation est plus que critique : le 5 août dernier, Le Monde annonçait la fermeture officielle de la librairie Vice-Versa installée à Jérusalem depuis plus de vingt ans. Si les arguments de la crise sanitaire et de l'inflation sont mentionnés par Nathalie Hirschsprung, qui la dirige, celle-ci insiste sur un autre facteur : la menace des sites de vente en ligne comme Amazon, mais aussi la récente plateforme Lireka, qui ciblent la clientèle francophone à l'étranger.
Selon Isabelle Lemarchand, qui tient la librairie La Page à Londres, la principale cause des difficultés que connaissent les librairies physiques à l'étranger, c'est le manque de soutien des institutions françaises locales (instituts français, établissements scolaires…). "Les LFE sont symptomatiques d'un paradoxe français, explique-t-elle. Elles sont perçues comme la vitrine des éditeurs à l'étranger, un véritable vecteur de promotion de la littérature francophone. Pour autant, l'absence de conditions commerciales raisonnables avec les distributeurs et l'absence de soutien de la part des institutions françaises de l'étranger persistent". La présidente de l'AILF révèle que le développement des liens de ces librairies avec les lycées français, les instituts français, les alliances ou les ambassades pourraient fortement aider à maintenir les librairies dans un équilibre viable. Or certains d'entre eux choisissent d'acheter des livres sur les grandes plateformes en ligne. Malgré une charte signée avec les distributeurs français sous l'égide du Bureau international de l'édition française, le BIEF, en décembre 2021, pour favoriser les conditions d'expédition et de remises sur les ouvrages importés, la situation n'a guère évolué. "Nous sommes le maillon concret du livre français à l'international. Les efforts des distributeurs sur les délais et les prix sont nécessaires à notre modèle économique". Pour l'instant, les éditions Gallimard, sensibles à cette question des LFE, constituent un fort soutien. Hachette a également fait des efforts. "C'est long, mais il y a du répondant, nous sentons que la condition des LFE préoccupe les distributeurs", nuance Isabelle Lemarchand. "Mais nous sommes conscients d'avoir cette chance, en France, un pays attaché à son rayonnement, de bénéficier des aides du CNL, indispensables au maintien de ce réseau de librairies."
Véritables centres culturels de la francophonie, les librairies françaises à l'étranger constituent de forts relais pour les événements, l'éducation, et jouent un rôle primordial dans la diffusion des idées et des cultures venant de l'Hexagone. Elles reflètent et renforcent également les liens entretenus entre la création française et la création locale. En Roumanie, la librairie Kyralina (lauréate du Prix de la librairie francophone hors de France Livres Hebdo cette année) organise ainsi des dégustations littéraires, où les livres, les auteurs et les éditeurs côtoient et goûtent des vins et des fromages directement issus de la production locale.
Isabelle Lemarchand nous apprend que le ministère de la Culture organise actuellement un comité de pilotage avec l'AILF, le CNL ainsi que la Centrale de l'édition afin de lancer une étude sur les différents modèles économiques pour les librairies françaises à l'étranger. En amont, l'AILF a créé un observatoire et mené avec le chercheur en sciences de gestion David Piovesan une étude à l'échelle de l'Europe sur le sujet, dont les résultats seront délivrés le 10 octobre prochain.
La new-yorkaise : drôle de rêve américain
C'est un curieux bazar niché sur la 92e rue, à quelques blocs de Madison Avenue et de Central Park. Lynda Ouhenia-Hudson, Franco-Algérienne que rien ne destinait au métier de libraire, s'est lancée en 2016 dans une drôle d'aventure : faire vivre une librairie jeunesse francophone au cœur du très chic Upper East Side.
Lors de notre visite, y règnent agitation et joyeux désordre. Et pour cause : la truculente libraire attend d'un jour à l'autre une livraison de 4 000 albums jeunesse qu'elle a fait venir de France... par bateau ! " C'est un moyen de faire un peu d'économies... ", explique-t-elle, fatiguée mais déterminée à se battre malgré le contexte sinistré de la librairie à New York. " Il faut être plus que passionné pour se lancer là-dedans, surtout en vendant des livres en français. Les Français d'ici ne viennent qu'assez peu. C'est plus intéressant pour eux d'acheter leurs livres sur Internet... ", glisse-t-elle.
Mais les difficultés de la seule librairie francophone indépendante de New York (la librairie Albertine de la 5e avenue, étant affiliée au consulat français, ne paie ni taxe ni loyer) sont loin de s'arrêter là. Le prix des loyers démesuré à Manhattan et l'absence de soutien d'institutions françaises sont cités également. " En fait, je suis toute seule, et dois faire preuve d'une grande imagination pour m'en sortir. " Ce dont elle ne manque heureusement pas. La librairie fait aussi office de bibliothèque, héberge des ateliers pour enfants, des cours de français et des apéros entre francophones. Bientôt, elle s'agrandira et un café-snack y trouvera sa place. Une diversification qui, malheureusement, rime avec " obligation ". " Si vous voulez résumer nos difficultés, vous pourrez titrer : pour survivre, ils doivent faire des quiches ! ", plaisante malgré tout Lynda.
La Florentine : gracieusement
C'est l'une des deux librairies françaises de la botte italienne avec la Libreria Stendhal de Rome. Il y a bien L'Échappée close, qui a ouvert à Milan en novembre 2022, mais cette dernière distille également du vin. Il faut donc attendre quelques exercices pour savoir ce qui, de la cave ou de la littérature, lui permettra de fêter ses quarante bougies, comme celle de Florence. Installée depuis 1982 au rez-de-chaussée du palais du consulat et de l'Institut français de la capitale toscane, la librairie a donc soufflé les siennes l'an dernier. Dans cet espace de 50 m2 se nichent près de 18 000 références en français.
" Nous n'avons pratiquement qu'un seul exemplaire de chaque titre ", sourit l'une des fondatrices, Bianca Torricelli. Âgée de 73 ans, elle poursuit cette activité avec deux autres salariés " et des bénévoles ". La structure tutélaire de la librairie est une association culturelle de loi française, " qui permet de ne pas avoir à acheter le fonds pour la reprendre ", ajoute-t-elle. De bon augure pour la suite de l'institution, alors que sa " clientèle, encore nombreuse à travers toute l'Italie, est vieillissante " et que la nouvelle génération ne se presse pas au portillon. L'autre gérante de 37 ans, Angela Righi, assure néanmoins la promotion sur les réseaux sociaux Instagram et Facebook. À Florence, ce n'est pas la littérature contemporaine française qui fonctionne le mieux, mis à part l'été, qui déverse un flot plus important de touristes français. Le reste de l'année, les essais, les sciences humaines et la littérature classique sont les plus demandés par la clientèle italienne. En Italie comme ailleurs, " on essaye de retrouver notre chiffre d'affaires d'avant le Covid ", avec difficulté. " Le coût des transports et leurs délais ne nous aident pas ", peste Bianca Torricelli. Mais la septuagénaire reste optimiste quant à la poursuite de l'activité, " du moment qu'on ne fait pas ça pour l'argent ", lâche-t-elle sans forcer son sourire.
La tokyoïte : pourvu que ça bulle
Sise au cœur de la galerie marchande de Kitsunezuka, dans la capitale japonaise, la librairie Maison Petit Renard est, depuis sa création en août 2021, " la seule et unique librairie spécialisée en bande dessinée franco-belge du territoire ", assure son propriétaire, Thibaud Desbief. Après avoir traduit des mangas pendant plus de vingt ans, le libraire et son épouse ont pris le pari risqué de faire découvrir aux autochtones un genre qui peine à trouver ses lecteurs. " On savait qu'on n'aurait pas une portée gigantesque, mais finalement on a beaucoup plus de clients que ce qu'on pensait ", se félicite-t-il. Une galerie d'expositions, projet d'agrandissement soutenu par le CNL, a même pu voir le jour et contribuer au rayonnement de la boutique.
Parmi les 5000 et quelques références de la librairie, certains auteurs comme Mœbius et Nicolas de Crécy ont réussi à imposer leur style, ouvrant la porte à d'autres artistes. " La science-fiction est un genre porteur au Japon. Avec les romans graphiques de Jérémie Moreau et Mathieu, on peut présenter aux Japonais une BD nouvelle, plus accessible, parce qu'avec moins de texte ", décrypte le patron de la Maison Petit Renard. Résultat : la librairie a vu son chiffre d'affaires progresser chaque mois.
Mais si le lectorat nippon se prête au jeu de la découverte, la communauté francophone, elle, reste plus frileuse du fait des prix affichés. " Nos frais de port peuvent aller jusqu'à 10 euros le kilo. Le Covid puis la guerre en Ukraine ont aussi fait augmenter les coûts et allonger les délais ", déplore Thibaud Desbief. Même en tâchant de maintenir un seuil raisonnable, les albums coûtent 30 % plus cher que le prix recommandé en France. Pour s'y retrouver, le libraire continue donc de faire ses traductions, entre deux clients, dans un coin de la boutique.
La Niaméenne : un combat permanent
Les gens lisent très peu au Niger, il fallait que je donne le goût de la lecture aux enfants dès le plus jeune âge, je voudrais que ce soient eux qui disent : "Moi j'ai envie de lire." " Voilà la raison d'être de la librairie La Farandole des livres, créée en 2007 par Binta Tini, installée à Niamey, capitale du Niger. Cadre dirigeante dans les assurances pendant trente ans, elle est depuis janvier 2023 libraire à temps plein, car désormais à la retraite.
Épaulée de deux collaborateurs, et en septembre d'une assistante, Binta Tini organise dans sa librairie jeunesse des animations et des jeux tous les mercredis. Pour elle, être libraire est un sacerdoce. Fondatrice de l'Association des libraires du Niger, un autre de ses chevaux de bataille est la professionnalisation du métier : " Je souhaite tendre vers plus de professionnalisme et le respect de la chaîne du livre au Niger ", explique-t-elle. La libraire doit faire face aux " libraires par terre qui exposent dans la rue des livres piratés et photocopiés ". Mais elle déplore aussi " que les gens sautent les maillons ; par exemple, les organismes et les écoles se fournissent en livres en France plutôt que de passer par les librairies locales ".
Pour la Farandole des livres, les commandes passent par le réseau de distribution Dilicom. " Sinon parfois directement sur les sites des éditeurs français ", précise Binta Tini. Côté éditeurs africains, Binta Tini travaille avec la maison bilingue nigérienne Gashingo, mais aussi avec Ruisseaux d'Afrique au Bénin et Éburnie en Côte d'Ivoire. Pour l'acheminement, les librairies passent par le groupage des commandes pour réduire les coûts via Bolloré Logistics, de Paris-Charles-de-Gaulle à Niamey. " Je viens de commander pour la première fois par la voie maritime. Le Niger est enclavé, donc il y aura un passage terrestre aussi ", raconte l'administratrice et trésorière adjointe de l'Association internationale des libraires francophones. " Je vais voir les délais et surtout l'état des livres ! " Quant aux récents événements au Niger, elle nous rassure : " Les activités au sein de la librairie, comme la vie, continuent. "
L'Antananarivienne : un rempart aux pirates
La librairie Mille Feuilles lauréate du Prix de la librairie francophone à l'étranger de Livres hebdo en 2022, a ouvert en 2015 dans la capitale de Madagascar. Depuis, deux antennes ont été créées, à Majunga et dans une galerie marchande à Antananarivo. La clientèle la plus importante de la librairie Mille Feuilles est la jeunesse, non seulement parce que les établissements scolaires demandent l'achat de livres pour le cursus des élèves, mais aussi parce qu'un récent phénomène, plus paradoxal pour une librairie francophone, se développe : la vente de livres anglophones auprès du jeune public. "Ces dix dernières années, des écoles anglophones ont été créées, car les études supérieures sont de moins en moins accessibles en Europe et les parents se tournent vers l'Inde, l'Afrique du Sud... Ils souhaitent donc que leurs enfants apprennent l'anglais dès le plus jeune âge", explique la libraire Voahirana Ramalanjaona. Avec l'AILF, elle organise tous les ans le festival La Caravane du livre dans les différentes îles de l'océan Indien, qui cette année aura pour thème l'environnement.
Mais la libraire explique aussi les difficultés croissantes à convaincre les institutionnels de mener des partenariats qui impliquent la librairie. L'inflation post-Covid a des conséquences importantes sur la population malgache et ainsi sur son pouvoir d'achat. Si bien que la librairie assume les coûts du transport des livres de Tananarive à l'annexe de Majunga, pour ne pas faire augmenter le prix des ouvrages (il n'y a pas de loi Lang à Madagascar). " Je mets un point d'honneur à ce que les livres aient les mêmes prix ", insiste Voahirana Ramalanjaona. Car l'un des concurrents majeurs dans le pays, ce sont les livres piratés qui circulent sur Internet au format pdf.
Lireka : "Combiner l'efficacité du e-commerce avec les forces de la librairie indépendante"
Créée en 2021, deux ans après le rachat de la librairie Arthaud à Grenoble, la plateforme de vente de livres en ligne Lireka a fait l'objet d'une polémique l'été dernier. Alors que la librairie française Vice-Versa fermait ses portes à Jérusalem, Lireka a été citée comme une cause des difficultés spécifiques que rencontrent les librairies francophones à l'étranger. Les deux fondateurs de la plateforme en ligne Lireka, Marc Bordier et Emma Henry, répondent à ces accusations, très réductrices selon eux. Ils expliquent leur parcours professionnel, leur passage chez Amazon, le fonctionnement de leur plateforme et soulignent leur attachement à la librairie indépendante et au réseau des librairies francophones à l'étranger.
Comment est née l'idée de créer Lireka ?
Emma : Marc et moi nous sommes rencontrés à l'étranger. J'ai vécu à Londres, à New York, et Marc à Montréal et à Londres. Nous connaissons donc bien le problème que rencontrent les expatriés français et les francophones à se procurer des livres français quand ils ne sont pas en France. Ceux qui ont la chance d'avoir une librairie à côté sont finalement rares. D'où l'idée de lancer une librairie en ligne, un site e-commerce dédié aux livres qui permettent la livraison des livres français dans le monde entier.
Avant de lancer Lireka, vous aviez tous les deux travaillé chez Amazon ou pour de grandes entreprises de téléphone. Qu'est-ce qui a mené votre carrière professionnelle jusqu'aux livres ?
Marc : Parallèlement à HEC, j'ai fait des études de lettres à La Sorbonne. J'ai souhaité rejoindre le secteur du livre et était en discussion avec Hachette pour lequel j'ai finalement travaillé en distribution de presse, notamment au Canada. Puis j'ai travaillé dans le conseil en stratégie en télécom, chez club internet, et chez Amazon. Je cherchais depuis un moment à entrer dans le secteur du livre et Amazon m'a donné cette possibilité. J'y suis resté 11 ans. Entre 2008 à novembre 2018, dans les catégories " produits culturels ", essentiellement le livre. J'étais responsable marketing pour le livre en 2009-2010, puis responsable des relations avec les éditeurs dans le cadre du lancement de Kindle, de 2010 à 2012, où j'ai rencontré Emma. J'ai également travaillé chez Amazon à Londres, entre 2014 et 2017, où j'étais directeur commercial d'une filiale qui exporte des livres en anglais dans le monde entier. C'est là que j'ai eu une révélation. Quand on habite à l'étranger, trouver des livres est un problème. Il y avait donc un moyen d'y répondre avec une offre attractive, gratuite, dans le monde entier. Je trouvais dommage que cette filiale d'Amazon ne le fasse qu'avec les livres en anglais. Donc j'ai souhaité le faire dans d'autres langues, notamment le français, mais ce n'était pas une priorité pour Amazon. Donc je suis rentré en France en 2017 et j'ai pris la responsabilité de la catégorie Livres pour Amazon France. Plusieurs anciens d'Amazon, passionnés de livres, sont plus fidèles aux livres qu'à Amazon.
Emma : J'ai travaillé 2 ans chez Amazon après avoir passé 5 ans chez Hachette France, où je développais des projets numériques. Puis j'ai dirigé, chez Hachette UK, le marketing d'Octopus Publishing Books. J'ai ensuite été contactée par Amazon pour lancer le Kindle en France et suis revenue à Paris pour développer l'e-book, en 2011. C'est là qu'on s'est rencontrés avec Marc. Je suis finalement partie de l'entreprise et j'ai travaillé sur des projets internationaux dans le mobile. À l'occasion d'un voyage à Paris, Marc m'a parlé de son idée de lancer une librairie en ligne à destination des expatriés français, fin janvier 2019. Pour moi, c'était le projet idéal : un projet international dans le livre, pour diffuser le livre et la culture, c'est quelque chose qui me tient à cœur.
Vous aussi avez acheté une librairie, Arthaud, à Grenoble. Pourquoi est-ce important de garder une dimension physique de la libraire ?
Marc. Il nous fallait un point de départ. On s'est dit que ce serait intéressant de reprendre une librairie pour lui apporter toutes nos compétences et que cette librairie bénéficie du développement que peut lui apporter la vente en ligne. Le monde de la librairie est dépeint de manière caricaturale dans l'espace médiatique : d'un côté, il y aurait une grande librairie en ligne qui passerait forcément par des algorithmes, et puis de l'autre, il y aurait des librairies indépendantes qui sont sympathiques, mais incapables d'innover. Alors qu'il y a de la place pour une librairie indépendante innovante et performante sur le plan commercial, logistique et technologique.
Emma. La librairie indépendante peut développer des armes pour lutter contre les grands sites e-commerce. Il n'y a pas de fatalité. La vision de Lireka, c'est cette troisième voie, où l'on veut combiner l'efficacité de la librairie en ligne, de l'e-commerce, avec les forces de la librairie indépendante.
Marc. Il y a une complémentarité entre la librairie physique, et la librairie en ligne. La librairie physique s'adresse avant tout à une clientèle locale. Dans le cas qui nous intéresse pour la librairie Arthaud, Grenoble et la vallée du Grésivaudan et c'est un lieu de découverte, culturel et convivial, ou l'on vient rencontrer des libraires, des auteurs, découvrir des livres, c'est un lieu culturel. Les bonnes librairies, comme du Bleuet par exemple, qui a remporté le Grand Prix Livres hebdo, c'est un lieu de vie, d'accueil, de culture, au cœur du village de Bannon, c'est exceptionnel ! C'est un commerce culturel local. Après, la librairie en ligne permet d'aller toucher des publics géographiquement éloignés des centres ville lorsqu'ils se retrouvent à l'étranger.
Qui s'adresse à Lireka ?
Marc. 88 % de notre chiffre d'affaire est fait à l'étranger. La France pèse pour 12 % dans notre CA.
Qu'entendez-vous dans les citriques qui vous sont faites, notamment lors de la fermeture de la librairie Vice Versa à Jérusalem ?
Marc. J'entends d'abord beaucoup d'émotion de la part de la fondatrice de cette librairie, qui est compréhensible. Un commerce qui ferme est une expérience très douloureuse. Nous-mêmes sommes indépendants et on sait à quel point il est difficile de gérer une librairie physique. On est confrontés aux mêmes problèmes : hausse des loyers, hausse des tarifs de l'électricité, hausse du smic et minima de branches, problèmes de fuites d'eau... Mais ce serait très réducteur de faire de nous les responsables des difficultés des librairies françaises à l'étranger. Elles sont confrontées à deux séries de difficultés. La difficulté classique des librairies indépendantes, qu'on vient d'énumérer, mais aussi les délais d'approvisionnement très long, les surcouts, les taux de remise... tout cela existait bien avant la création de Lireka ! Nous n'avons pas d'influence sur les délais de livraison des distributeurs français dans les librairies françaises à l'étranger. En revanche, ce que nous faisons, c'est qu'on s'inscrit comme complément et on agit parfois pour certains d'entre elles comme grossiste. Quand on peut, on répond aux librairies indépendantes qui nous appellent pour recevoir un livre rapidement, on les met dans un carton, on les envoie par DHL, et elles les reçoivent deux jours après.
Vous pourriez presque officialiser ce service ?
Emma. On peut les aider sur les délais, si elles nous sollicitent. On est pour la librairie indépendante, on est ravis de pouvoir les aider, donc on leur permet de commander des livres en bénéficiant de nos conditions favorables auprès des distributeurs, et comme ça ils peuvent servir leurs livres, leurs clients et gardent leur clientèle.
Quelles sont les différences entre vous et les librairies indépendantes physiques à l'étranger, en termes de délais de livraison et pourquoi ?
Marc. Il y a deux choses : le cout d'achat des livres et le cout des transporteurs. On a des taux de remise qui sont ceux d'une librairie indépendante de niveau 1 et surtout on a des tarifs négociés avec les transporteurs. Sur le prix d'achat des livres, il sera toujours moins intéressant de passer par nous que de passer en direct auprès des éditeurs car on a le même taux de remise. On peut agir comme grossiste, mais il faut quand même qu'on prenne une petite marge. Ça reste très faible : moins de 10 %. Et on ne pourra jamais donner les mêmes conditions que si une librairie s'adresse directement à Hachette ou Interforum. On ne peut pas se substituer aux distributeurs classiques, mais on peut être un complément intéressant pour aider les petites librairies à l'étranger et leur permettre de résoudre une partie de leurs problèmes : les délais de transport, les droits de douanes, de dédouanement et de rapidité de livraison des bouquins dont elles ont besoin.
Une des critiques est adressée aux institutions françaises à l'étranger, qui ne font pas appel aux librairies et privent d'une certaine recette, les librairies francophones à l'étranger. Est-ce un marché que vous avez repéré ?
Marc. On a quelques clients qui sont des alliances françaises, mais on ne les démarche pas. Quand on reçoit une demande des institutions, on la prend car on reste commerçants. Emma. Pour trouver les bonnes solutions, et c'est ce que l'on veut, il faut bien regarder la situation, comprendre ce qu'il se passe et trouver des solutions pérennes. Pour les institutions, ce sont des problématiques budgétaires, aussi. Tout le monde est pris dans des difficultés et cherche des solutions.
Quelle est votre vision de la librairie indépendante ?
Emma. Notre vision, c'est de diffuser la culture et les idées en expédiant des livres dans le monde entier. C'est pour ça qu'on a lancé Lireka. On a une carrière dans le livre, on adore les livres, on est français, et je ne vois pas pourquoi on laisserait la place à des Américains pour livrer des livres en français.
Marc. Ça rejoint un sujet dont on parle beaucoup dans les médias en ce moment. Le Président de la république a présenté le plan France 2030 en octobre 2021 à l'Élysée et a beaucoup insisté sur la notion d'indépendance et de souveraineté culturelle et numérique de la France et de l'Europe face aux acteurs américains et chinois, qui dominent (Gafam, Tiktok). Il y a une volonté de la part de la France et de l'Europe de faire émerger les acteurs locaux. On s'inscrit dans cette tendance ! Ce que l'on veut, c'est que ces livres soient diffusés partout où les gens le veulent.