Comment est née l'idée de créer Lireka ?
Emma : Marc et moi nous sommes rencontrés à l'étranger. J'ai vécu à Londres, à New York, et Marc à Montréal et à Londres. Nous connaissons donc bien le problème que rencontrent les expatriés français et les francophones à se procurer des livres français quand ils ne sont pas en France. Ceux qui ont la chance d'avoir une librairie à côté sont finalement rares. D'où l'idée de lancer une librairie en ligne, un site e-commerce dédié aux livres qui permettent la livraison des livres français dans le monde entier.
Avant de lancer Lireka, vous aviez tous les deux travaillé chez Amazon ou pour de grandes entreprises de téléphone. Qu'est-ce qui a mené votre carrière professionnelle jusqu'aux livres ?
Marc : Parallèlement à HEC, j'ai fait des études de lettres à La Sorbonne. J'ai souhaité rejoindre le secteur du livre et était en discussion avec Hachette pour lequel j'ai finalement travaillé en distribution de presse, notamment au Canada. Puis j'ai travaillé dans le conseil en stratégie en télécom, chez club internet, et chez Amazon. Je cherchais depuis un moment à entrer dans le secteur du livre et Amazon m'a donné cette possibilité. J'y suis resté 11 ans. Entre 2008 à novembre 2018, dans les catégories " produits culturels ", essentiellement le livre. J'étais responsable marketing pour le livre en 2009-2010, puis responsable des relations avec les éditeurs dans le cadre du lancement de Kindle, de 2010 à 2012, où j'ai rencontré Emma. J'ai également travaillé chez Amazon à Londres, entre 2014 et 2017, où j'étais directeur commercial d'une filiale qui exporte des livres en anglais dans le monde entier. C'est là que j'ai eu une révélation. Quand on habite à l'étranger, trouver des livres est un problème. Il y avait donc un moyen d'y répondre avec une offre attractive, gratuite, dans le monde entier. Je trouvais dommage que cette filiale d'Amazon ne le fasse qu'avec les livres en anglais. Donc j'ai souhaité le faire dans d'autres langues, notamment le français, mais ce n'était pas une priorité pour Amazon. Donc je suis rentré en France en 2017 et j'ai pris la responsabilité de la catégorie Livres pour Amazon France. Plusieurs anciens d'Amazon, passionnés de livres, sont plus fidèles aux livres qu'à Amazon.
Emma : J'ai travaillé 2 ans chez Amazon après avoir passé 5 ans chez Hachette France, où je développais des projets numériques. Puis j'ai dirigé, chez Hachette UK, le marketing d'Octopus Publishing Books. J'ai ensuite été contactée par Amazon pour lancer le Kindle en France et suis revenue à Paris pour développer l'e-book, en 2011. C'est là qu'on s'est rencontrés avec Marc. Je suis finalement partie de l'entreprise et j'ai travaillé sur des projets internationaux dans le mobile. À l'occasion d'un voyage à Paris, Marc m'a parlé de son idée de lancer une librairie en ligne à destination des expatriés français, fin janvier 2019. Pour moi, c'était le projet idéal : un projet international dans le livre, pour diffuser le livre et la culture, c'est quelque chose qui me tient à cœur.
Vous aussi avez acheté une librairie, Arthaud, à Grenoble. Pourquoi est-ce important de garder une dimension physique de la libraire ?
Marc. Il nous fallait un point de départ. On s'est dit que ce serait intéressant de reprendre une librairie pour lui apporter toutes nos compétences et que cette librairie bénéficie du développement que peut lui apporter la vente en ligne. Le monde de la librairie est dépeint de manière caricaturale dans l'espace médiatique : d'un côté, il y aurait une grande librairie en ligne qui passerait forcément par des algorithmes, et puis de l'autre, il y aurait des librairies indépendantes qui sont sympathiques, mais incapables d'innover. Alors qu'il y a de la place pour une librairie indépendante innovante et performante sur le plan commercial, logistique et technologique.
Emma. La librairie indépendante peut développer des armes pour lutter contre les grands sites e-commerce. Il n'y a pas de fatalité. La vision de Lireka, c'est cette troisième voie, où l'on veut combiner l'efficacité de la librairie en ligne, de l'e-commerce, avec les forces de la librairie indépendante.
Marc. Il y a une complémentarité entre la librairie physique, et la librairie en ligne. La librairie physique s'adresse avant tout à une clientèle locale. Dans le cas qui nous intéresse pour la librairie Arthaud, Grenoble et la vallée du Grésivaudan et c'est un lieu de découverte, culturel et convivial, ou l'on vient rencontrer des libraires, des auteurs, découvrir des livres, c'est un lieu culturel. Les bonnes librairies, comme du Bleuet par exemple, qui a remporté le Grand Prix Livres hebdo, c'est un lieu de vie, d'accueil, de culture, au cœur du village de Bannon, c'est exceptionnel ! C'est un commerce culturel local. Après, la librairie en ligne permet d'aller toucher des publics géographiquement éloignés des centres ville lorsqu'ils se retrouvent à l'étranger.
Qui s'adresse à Lireka ?
Marc. 88 % de notre chiffre d'affaire est fait à l'étranger. La France pèse pour 12 % dans notre CA.
Qu'entendez-vous dans les citriques qui vous sont faites, notamment lors de la fermeture de la librairie Vice Versa à Jérusalem ?
Marc. J'entends d'abord beaucoup d'émotion de la part de la fondatrice de cette librairie, qui est compréhensible. Un commerce qui ferme est une expérience très douloureuse. Nous-mêmes sommes indépendants et on sait à quel point il est difficile de gérer une librairie physique. On est confrontés aux mêmes problèmes : hausse des loyers, hausse des tarifs de l'électricité, hausse du smic et minima de branches, problèmes de fuites d'eau... Mais ce serait très réducteur de faire de nous les responsables des difficultés des librairies françaises à l'étranger. Elles sont confrontées à deux séries de difficultés. La difficulté classique des librairies indépendantes, qu'on vient d'énumérer, mais aussi les délais d'approvisionnement très long, les surcouts, les taux de remise... tout cela existait bien avant la création de Lireka ! Nous n'avons pas d'influence sur les délais de livraison des distributeurs français dans les librairies françaises à l'étranger. En revanche, ce que nous faisons, c'est qu'on s'inscrit comme complément et on agit parfois pour certains d'entre elles comme grossiste. Quand on peut, on répond aux librairies indépendantes qui nous appellent pour recevoir un livre rapidement, on les met dans un carton, on les envoie par DHL, et elles les reçoivent deux jours après.
Vous pourriez presque officialiser ce service ?
Emma. On peut les aider sur les délais, si elles nous sollicitent. On est pour la librairie indépendante, on est ravis de pouvoir les aider, donc on leur permet de commander des livres en bénéficiant de nos conditions favorables auprès des distributeurs, et comme ça ils peuvent servir leurs livres, leurs clients et gardent leur clientèle.
Quelles sont les différences entre vous et les librairies indépendantes physiques à l'étranger, en termes de délais de livraison et pourquoi ?
Marc. Il y a deux choses : le cout d'achat des livres et le cout des transporteurs. On a des taux de remise qui sont ceux d'une librairie indépendante de niveau 1 et surtout on a des tarifs négociés avec les transporteurs. Sur le prix d'achat des livres, il sera toujours moins intéressant de passer par nous que de passer en direct auprès des éditeurs car on a le même taux de remise. On peut agir comme grossiste, mais il faut quand même qu'on prenne une petite marge. Ça reste très faible : moins de 10 %. Et on ne pourra jamais donner les mêmes conditions que si une librairie s'adresse directement à Hachette ou Interforum. On ne peut pas se substituer aux distributeurs classiques, mais on peut être un complément intéressant pour aider les petites librairies à l'étranger et leur permettre de résoudre une partie de leurs problèmes : les délais de transport, les droits de douanes, de dédouanement et de rapidité de livraison des bouquins dont elles ont besoin.
Une des critiques est adressée aux institutions françaises à l'étranger, qui ne font pas appel aux librairies et privent d'une certaine recette, les librairies francophones à l'étranger. Est-ce un marché que vous avez repéré ?
Marc. On a quelques clients qui sont des alliances françaises, mais on ne les démarche pas. Quand on reçoit une demande des institutions, on la prend car on reste commerçants. Emma. Pour trouver les bonnes solutions, et c'est ce que l'on veut, il faut bien regarder la situation, comprendre ce qu'il se passe et trouver des solutions pérennes. Pour les institutions, ce sont des problématiques budgétaires, aussi. Tout le monde est pris dans des difficultés et cherche des solutions.
Quelle est votre vision de la librairie indépendante ?
Emma. Notre vision, c'est de diffuser la culture et les idées en expédiant des livres dans le monde entier. C'est pour ça qu'on a lancé Lireka. On a une carrière dans le livre, on adore les livres, on est français, et je ne vois pas pourquoi on laisserait la place à des Américains pour livrer des livres en français.
Marc. Ça rejoint un sujet dont on parle beaucoup dans les médias en ce moment. Le Président de la république a présenté le plan France 2030 en octobre 2021 à l'Élysée et a beaucoup insisté sur la notion d'indépendance et de souveraineté culturelle et numérique de la France et de l'Europe face aux acteurs américains et chinois, qui dominent (Gafam, Tiktok). Il y a une volonté de la part de la France et de l'Europe de faire émerger les acteurs locaux. On s'inscrit dans cette tendance ! Ce que l'on veut, c'est que ces livres soient diffusés partout où les gens le veulent.