Après 18 mois de vie en dystopie, les éditeurs d'imaginaire voient non sans déplaisir la normalité reprendre ses droits. Les manifestations du Mois de l'imaginaire, tout comme les grands festivals - Utopiales de Nantes et Imaginales d'Épinal - mobiliseront l'ensemble des acteurs pendant tout le mois d'octobre. « Le Mois de l'imaginaire sera très important car il marque le retour à la vraie vie », sourit Olivier Girard, fondateur du Bélial, qui tire un bilan « exceptionnellement bon » de l'année écoulée. De nouveaux rendez-vous voient même le jour, tel le festival des Hypermondes, les 2 et 3 octobre à Mérignac.
En progression de +6 % en valeur sur l'année écoulée, le marché se porte bien, avec néanmoins des disparités selon les segments. La fantasy (-1 %) marque le pas tandis que le fantastique (+5 %) et surtout la science-fiction (+15 %) se valorisent fortement. Chez Folio SF, Les furtifs d'Alain Damasio, paru début 2021, constitue la « meilleure vente de l'histoire de la collection sur une première année d'exploitation », souligne son directeur Pascal Godbillon.
Mais le retour au statu quo ante crise sanitaire montre aussi la dépendance de l'imaginaire aux équilibres en place. Le fonds, à savoir les livres parus depuis plus d'un an, représente toujours 60 à 70 % du chiffre d'affaires et sa part s'établit même à 43 % pour le fonds ancien selon GFK. Les éditeurs puisent régulièrement dans ce vivier d'auteurs patrimoniaux (lire par ailleurs).
Diversification des approches
Dans le même temps, une poignée d'écrivains à succès monopolisent les rayons. « Il y a environ 1 100 auteurs répertoriés en France, vivants ou décédés, mais passé le top 50 les ventes sont faibles, voire marginales », rappelle Martin Vagneur, éditeur au Livre de Poche. Stephen King, Bernard Werber, Andrzej Sapkowski et Alain Damasio pèsent à eux seuls un quart des ventes annuelles. De quoi inciter les éditeurs à diversifier leurs approches. Certes, Bragelonne pourra compter cet automne sur la diffusion sur Amazon Prime Vidéo de l'adaptation de la série La roue du temps de Robert Jordan, et de la saison 2 de la série Netflix The Witcher, adaptée du Sorceleur de Sapkowski, mais l'éditeur entend « pérenniser ces succès et les transformer en long-sellers », affirme Claire Renault-Deslandes, directrice de la publication. « C'est ce que nous faisons avec l'œuvre de Sapkowski par exemple, tout en essayant de tirer parti de la nouvelle place acquise par l'imaginaire dans les librairies de premier niveau », ajoute-t-elle.
Sans pour autant cesser d'explorer le fonds à la recherche de pépites ou de compter sur les best-sellers, les éditeurs s'efforcent donc d'appuyer les auteurs encore peu ou pas assez connus du public francophone. Si Le Livre de poche annonce traduire prochainement en inédit They : a sequence of unease, « chef-d'œuvre oublié » de l'américaine Kay Dick, il parie aussi sur Robert Jackson Bennett, Peter Flannery ou Sam Miller... tous auteurs récemment publiés avec succès en grand format par Gilles Dumay chez Albin Michel Imaginaire. « Les maîtres enlumineurs de Robert Jackson Bennett est notre plus grand succès depuis la création de la collection, précise Gilles Dumay. Nous publions le tome II et l'auteur sera présent aux Imaginales pour rencontrer le public français. »
Jeunes auteurs
Plusieurs livres phares alimentent la rentrée, parmi lesquels Le livre de Koli, premier opus de la série Remparts de M.R. Carey (L'Atalante), Récursion de Blake Crouch (Nouveaux Millénaires/J'ai Lu), Vers Mars de Mary Robinette Kowal (Denoël/Lunes d'encre) ou encore Artémis d'Andy Weir (Bragelonne). Les auteurs français ne sont pas oubliés à l'image de Claire Duvivier, dont le premier roman Un long voyage (Aux forges de Vulcain) a dépassé les 5 000 exemplaires. La jeune auteure revient, chez le même éditeur, avec Citadins de demain. « Il y a une floraison de talents francophones ces dernières années, juge Frédéric Weil, directeur éditorial chez Mnémos. De jeunes auteurs comme Vincent Tassy ou Auriane Velten reçoivent un bon accueil du public. » Aux éditions La Volte, où les livres d'Alain Damasio ont représenté 70 % du chiffre d'affaires 2020, le fondateur Mathias Echenay mise sur Sabrina Calvo, Stéphane Beauverger et Philippe Curval quand ActuSF choisit pour faire découvrir des écrivains français de publier Par-delà l'horizon, recueil de 17 nouvelles inédites. En octobre, Critic défendra particulièrement le nouvel Étienne Cunge, Symphonie atomique. « Nous avons moins publié cette année, cela nous permet de consacrer plus de temps et d'énergie à chacun de nos titres », explique Éric Marcelin, fondateur de Critic.
Les éditeurs n'hésitent pas non plus à emprunter de nouvelles voies. En publiant en avril 2021 les quatre premiers titres de leur nouveau label « Courant alternatif », qui s'éloigne volontiers des codes de l'imaginaire, Les Moutons Électriques sont parvenus à élargir leur public. « Aller en littérature change la donne, reconnaît André-François Ruaud, le fondateur. Nous avons épuisé presque tous les tirages et nous avons même dû réimprimer Aquariums, de J.D. Kurtness. »
Cette politique est depuis longtemps celle d'Au Diable Vauvert : « Nos lignes de développement ne reposent pas sur les territoires définis par les linéaires, confirme la fondatrice Marion Mazauric. Nous défendons nos auteurs de manière transversale, sans distinguer l'imaginaire de la littérature blanche. » L'éditeur mise aussi bien sur des auteurs patrimoniaux comme Octavia Butler que sur le français Patrick K. Dewdney, dont le 3e tome du cycle de Syffe, Les chiens et la charrue, a paru le 9 septembre, accompagné de la sortie du tome II en poche chez Folio SF. « Patrick Dewdney compte parmi nos découvertes les plus importantes, précise Marion Mazauric. Il s'est engagé dans un cycle de fantasy de 7 volumes autour du personnage de Syffe. Les ventes des deux premiers tomes sont excellentes. » Au Diable Vauvert toujours, Christophe Siébert se signale avec Feminicid, 2e opus de ses chroniques de Mertvecgorod.
Passage en poche, public élargi
Bragelonne de son côté propose des versions « prestige » de certains de ses titres, mieux à même de toucher un public non averti en imaginaire. Les Moutons Électriques n'en restent pas là et annoncent pour mai 2022 une nouvelle collection, là encore aux frontières de l'imaginaire : « Notre diffuseur MDS nous a suggéré de créer une collection parce que c'est plus facile à travailler auprès des libraires », précise André-François Ruaud. Unicorn Mountain de Michael Bishop, roman de réalisme magique sur les années Sida paru dans les années 1980, sera l'un des fers de lance de la collection.
A contrario, l'imaginaire peut gagner le catalogue d'éditeurs généralistes, sans toujours se présenter comme tel. L'Anomalie d'Hervé Le Tellier, prix Goncourt 2020, est le cas d'école parfait et d'autres titres, cette année, évoluent sur une ligne de crête similaire. Plasmas de Céline Minard (Rivages), Klara et le soleil de Kazuo Ishiguro (Gallimard) ou Notre part de nuit de Mariana Enriquez (Sous-sol) - la liste est non exhaustive - font de l'imaginaire sans le dire. « J'ai commandé les livres de Céline Minard et Kazuo Ishiguro, indique Éléonore Calvez, gérante de la librairie spécialisée en imaginaire Le nuage vert, à Paris. Mais ces livres auront besoin d'être défendus auprès des clients. Les lecteurs de SF ou de fantastique n'y vont pas spontanément. »
De fait, il n'est rien de tel, le plus souvent, qu'une couverture cochant toutes les cases de l'imaginaire. Denoël vient par exemple de publier dans la collection « Lunes d'encre » La ville dans le ciel de Chris Brookmyre, auteur chevronné mais dont c'est le premier roman SF. De la même manière des titres parus en littérature blanche connaissent une deuxième vie, une fois publiés en poche. « Nous avons repris American War d'Omar El Akkad, qui était passé inaperçu auprès du public SF à sa parution en grand format chez Flammarion, illustre Thibaud Eliroff, directeur de la collection imaginaire chez J'ai Lu et de Nouveaux Millénaires. Son passage en poche avec une couverture beaucoup plus SF lui permet de trouver ce public. »
Nouveaux acteurs
Un point de vue partagé aux éditions du Détour. Jusqu'à présent spécialisé dans la non-fiction, l'éditeur a publié fin septembre son premier roman, Le projet Myrddinn d'Emmanuel Dockès, et opté pour une couverture résolument imaginaire. « Les libraires que nous avons interrogés ont insisté sur l'importance de proposer un visuel adapté au public ciblé », confirme Juliette Mathieu, la cofondatrice.
Enfin, de nouveaux acteurs ont aussi su se faire une place sur le marché. Lancé en 2018 par Sam Souibgui, De Saxus séduit un public à la croisée des chemins entre jeunesse, young adult et fantasy avec des titres à la fabrication soignée, disponibles en version brochée ou version collector reliée et richement illustrée. J'ai Lu a repris en poche le best-seller de fantasy de Samantha Shannon, Le Prieuré de l'Oranger et publiera prochainement plusieurs auteurs à succès du catalogue De Saxus (Leigh Bardugo, Jay Kristoff...).
De leur côté, les éditions Leha lancent trois séries de fantasy à la rentrée : la novélisation de la BD à succès Chroniques de la Lune noire ; le tome I de La trilogie de Licanius de James Islington et le tome I de Three Dark Crowns de Kendare Blake. « Notre catalogue imaginaire monte en puissance, confie Jean-Philippe Mocci, le fondateur de Leha. Nous aurons encore trois nouvelles séries en traduction en 2022. »
Devenu un label de Mnémos, Mu continue pour sa part son développement, fort du succès des Oiseaux du temps d'Amar El-Mohtar et Max Gladstone. « Nous avons aussi senti le soutien des libraires », se réjouit Davy Athuil, fondateur de Mu. Le label, qui a réduit sa production pendant la crise sanitaire, prévoit de se limiter à six nouveautés en 2022, essentiellement d'auteurs français.