Marketing éditorial

Little Big Data

Little Big Data

L’exploitation des données en masse est à la mode. Dans l’édition, le potentiel apparaît encore lointain, en raison des investissements qui seraient nécessaires. Mais les liseuses permettent de capter une information ponctuelle et directement liée à la lecture, inconnue jusqu’à maintenant.

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Par Hervé Hugueny
Créé le 28.11.2014 à 01h03 ,
Mis à jour le 28.11.2014 à 11h12

Est-ce la fin de l’édition à l’intuition, à la conviction, à la détermination de l’éditeur pour un auteur et son œuvre, au profit de calculs basés sur du recueil de données de masse ? "Avec le développement de la lecture numérique, il est maintenant possible de savoir comment un client s’empare du livre lui-même - quels livres n’ont pas été ouverts, quels sont ceux qui ont été lus jusqu’au dernier mot, et à quelle vitesse", explique la note de Kobo sur L’édition à l’ère du big data (1). Elle résume la présentation du directeur du merchandising de Kobo à la Foire de Francfort. Nathan Maharaj y exposait toutes les ressources d’analyse des données de lecture collectées à partir des liseuses utilisées par ses clients, et revendues aux éditeurs.

"Nous enregistrons ces données d’abord en tant que service au lecteur, pour qu’il retrouve l’endroit où il s’est arrêté quand il reprend sa liseuse." Agnès Panquiault, Kobo- Photo DR

"Nous enregistrons ces données d’abord en tant que service au lecteur, pour qu’il retrouve l’endroit où il s’est arrêté quand il reprend sa liseuse, ou qu’il poursuit sa lecture sur l’application Kobo d’un autre appareil synchronisé", explique Agnès Panquiault, responsable des ventes France et Italie de Kobo. "Ces données sont agrégées, pour en extraire des moyennes sur les cessions de lecture, les durées, le pourcentage de livres terminés, etc. Tout est anonymisé, ce n’est pas attaché à un compte et il n’est pas possible de savoir qui a fait quoi avec quel livre", assure-t-elle.

"On peut tout savoir"

Pour le moment, les éditeurs rencontrés en France n’ont pas donné suite à cette proposition. "On peut tout savoir : le nombre de lecteurs en train de lire vos livres, ceux qui sont achetés et jamais ouverts, ou les "page-turners" qui sont dévorés à toute vitesse, etc.", confirme Nathalie Collard, directrice des ventes d’Albin Michel, qui fait partie des éditeurs auxquels Kobo a présenté un échantillon de statistiques produites à partir de leur catalogue. "Mais nous n’avons pas de service pour traiter ce genre de données. Il faudrait passer sa vie sur ces tableaux, très complexes, et en anglais, ce que le niveau de ventes numérique ne justifie pas", estime- t-elle. Nathalie Mosquet, directrice du développement numérique d’Editis, trouve aussi "intéressant de voir le comportement des lecteurs avec [ses] livres", mais s’interroge sur le traitement nécessaire pour en tirer un usage concret, au-delà de la fascination d’une curiosité enfin satisfaite. "Nos données essentielles, ce sont toujours les chiffres de vente", résume Matthieu Raynaud, responsable commercial du développement numérique et des sites Internet chez Volumen. Son périmètre engloble la diffusion des livres papier, pour lesquels il rêve de disposer d’un outil aussi sophistiqué, qui lui permettrait d’affiner les mises en place - le "book tracking", enregistrement exhaustif de toutes les ventes mis en place par Nielsen en Grande-Bretagne, de temps à autre évoqué en France, et abandonné.

"Les éditeurs ne savent pas encore comment tirer parti de cette information, qui pose une question d’organisation : il s’agit de données éditoriales, alors que c’est plutôt vu du côté commercial, au départ", explique Agnès Panquiault, qui repart pour une autre série de rendez-vous, confiante dans les résultats déjà obtenus en Italie. "Un groupe commence déjà à les utiliser, et deux autres viennent de signer", indique-t-elle, en souhaitant que leurs noms ne soient pas mentionnés. "L’intérêt est d’identifier le potentiel de tous ces titres qui évoluent entre 2 000 et 5 000 ventes. Avec les données de lecture, on voit ceux qui ont été lus jusqu’au bout, voire dévorés, on peut en déduire qu’ils méritent d’être soutenus ou relancés. C’est aussi un diagnostic sur l’état de santé d’une œuvre, l’intérêt d’une édition en poche, l’analyse de ce qui n’a pas fonctionné dans un livre abandonné en cours de route." Ces statistiques peuvent corroborer l’impression d’un éditeur qui connaît mieux que quiconque les titres qu’il publie, même en dépit d’éventuelles faiblesses, parce qu’il croit en son auteur, qu’il veut lui laisser le temps de gagner en maturité.

Un domaine délicat

Mais elles risquent aussi de durcir leurs relations. Ces données peuvent servir à "arbitrer sur la signature d’un contrat engageant l’auteur sur plusieurs titres", indique Kobo dans sa note aux éditeurs. "Le taux d’engagement de ses précédents titres (combien ont été lus et en combien de temps) permet d’évaluer le potentiel de ventes de ses prochains livres." Tout va bien si l’auteur est dans une phase ascendante, et si l’éditeur l’informe honnêtement du potentiel identifié qui lui permettrait par exemple d’augmenter l’à-valoir. Mais quid de leur usage quand les statistiques révèlent qu’un livre a été abandonné par la plupart de ses lecteurs ?

"Je ne sais pas si on peut aller jusqu’à orienter la programmation à partir de ces chiffres. C’est un domaine délicat, on n’est pas dans le traitement des données produits de la grande distribution", note prudemment Nathalie Mosquet.

"Ces entreprises disposent d’une interprétation des comportements que n'ont pas les éditeurs et les auteurs - moi-même auteur, je serai curieux de savoir ce que les lecteurs ont fait avec mes livres." Christian Fauré, Octo Technology- Photo DR

"C’est très symptomatique du digital qui perturbe tous les modèles d’affaires : ces entreprises disposent d’une interprétation des comportements que n’ont pas les éditeurs et les auteurs - moi-même auteur, je serais curieux de savoir ce que les lecteurs ont fait avec mes livres", analyse Christian Fauré, consultant chez Octo Technology, une entreprise de conseil spécialisée dans le traitement des données de masse, et qui est intervenu sur le sujet en ouverture des Assises du livre numérique organisées par le Syndicat national de l’édition, le 12 novembre dernier.

"Cette connaissance peut susciter une certaine aversion des éditeurs qui pensent que leur savoir-faire, leur flair, leur investissement sur un auteur pourraient être court-circuités par ces statistiques froides, poursuit-il. L’enjeu n’est pas dans une opposition, mais dans une composition : comment les compétences de l’éditeur vont évoluer avec cette connaissance des comportements de lecture ?"

"Par-dessus mon épaule"

Christian Fauré analyse aussi un enjeu de pouvoir : "Si vous voulez avoir des données, il faut en maîtriser la collecte. Or, avec les liseuses, les éditeurs en sont d’emblée dépossédés. En échange des contrats de commercialisation de leurs livres numériques, ils pourraient faire de ces entreprises leurs prestataires de service pour la collecte de ces données, avec un cahier des charges précis", suggère le consultant, qui réagit aussi en tant que lecteur : "Mais je n’ai pas non plus envie qu’on lise par-dessus mon épaule, admet-il. Ces données sont récupérées à l’insu des utilisateurs : quand je tourne les pages, je n’ai pas le sentiment de produire un effort, contrairement à ce que je fais quand je remplis un profil sur un site Internet."

Elles ont donc bien une valeur, ces données, mais Kobo ne communique pas publiquement leur tarif. Nicolas Colin, coauteur d’un rapport sur la fiscalité de l’économie numérique en 2013, proposait de les taxer pour rééquilibrer cette captation de richesses, tout en encourageant les entreprises au comportement vertueux, respectueuses de la vie privée. Le ministère des Finances a travaillé la question pendant de longs mois. Mais tout est tombé à l’eau.

(1) Disponible sur Livreshebdo.fr, onglet Services-Bibliothèque de documents de référence.

Les auteurs entre indifférence et inquiétude

"Je suis, maladivement, dans le projet d’après et ne reviens jamais en arrière. Et j’aime ne rien savoir de la manière dont mes lecteurs me lisent. Cette ignorance préserve ma liberté. C’est, d’ailleurs, le problème général des "data" : que restera-t-il de nos libertés et de nos ombres ?" répond Erik Orsenna, à propos des données de lecture numérique.

Pierre Assouline réagit autant en lecteur qu’en auteur. "Cette perspective est assez effrayante, écrit-il dans son mail. Non pas tant les données techniques (vitesse de lecture, etc.), ni les données déjà publiques (Facebook) qui n’ont d’intérêt que pour les gens de marketing, du moins ceux qui, au sein des grands groupes d’édition, sont persuadés que le livre étant marché, il en est de lui comme de n’importe quel produit et que l’on peut donc l’adapter aux goûts supposés du consommateur en les anticipant. Ce qui, on s’en doute, s’il prenait à un auteur de s’y conformer, n’a rien à voir avec la littérature, fût-ce avec un "l" minuscule. Non, l’insupportable est d’imaginer que l’on puisse connaître et divulguer les annotations du lecteur sur son livre. On est là dans le domaine du privé et de l’intime. Défense d’entrer."

Laurent Bettoni, éditeur chez La Bourdonnaye, auteur d’un thriller (Mauvais garçon, Don Quichotte) au cœur du "darknet", sphère de pratiques non régularisées, se montre aussi très critique. "La bonne démarche, ce n’est pas de fliquer le lecteur via une liseuse, mais de travailler avec des blogueurs, des groupes de lecteurs, auxquels nous soumettons nos livres, et qui nous remontent cette information de façon bien plus vivante que via des statistiques."


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