D'une langue l'autre. « Who do you think you are? demandait ma mère [...] Si je me définis en moi-même, et non par mes relations avec les autres, je réponds : je me prends pour une femme. Je me prends pour une voyageuse, une écrivaine et une traductrice [...] Une amoureuse des langues et des livres. Je me prends, avant tout, pour une personne qui a deux langues maternelles. » Tout cela elle l'était, avec un formidable panache. Lori Saint-Martin, disparue brutalement au mois d'octobre dernier, était une passeuse. De langues et de cultures. Rien ne semblait pourtant destiner cette native d'une famille modeste de l'Ontario au rôle essentiel qui fut le sien pour la connaissance de la littérature anglo-canadienne (avec son mari, Paul Gagné, elle a signé plus de cent traductions, et notamment celle de l'œuvre immense de Mordecai Richler). Avec le français, elle s'est réinventée totalement, congédiant au passage les ombres douloureuses de l'enfance.

C'est tout cela dont elle porte témoignage avec une vive sensibilité dans son livre le plus personnel sinon essentiel, paru au Canada deux ans avant sa mort, Pour qui je me prends. L'autrice s'y met en scène dans un café de Madrid (elle fut aussi traductrice d'espagnol), déroulant le fil des hasards et des nécessités qui l'ont menée vers son désir. C'est un chant d'amour pour une langue, la nôtre, qui la révèle à elle-même. Cette autobiographie fureteuse est donc, avant tout, le récit d'une libération. Le caractère posthume de la publication nimbe la lecture d'un halo de tristesse.