Livres Hebdo : Rue de Sèvres fête ses dix ans. Est-ce l'heure d'un premier bilan ?
Louis Delas : C'est un peu classique, mais on dit souvent que dix ans, dans l'édition, c'est le moment où ça passe ou ça casse. Aujourd'hui, Rue de Sèvres est en bonne position pour passer à l'étape suivante. Nous avons obtenu, je crois, la reconnaissance des auteurs et la compréhension des lecteurs et des professionnels. Notre politique éditoriale s'est installée entre la bande dessinée jeunesse et la BD ados/adultes. L'évolution du marché nous a aussi été favorable, avec le boom de la jeunesse et des romans graphiques, ainsi que la féminisation du lectorat. Nos résultats satisfaisants démontrent une bonne maîtrise de l'organisation à tous les niveaux au sein du groupe, de l'éditorial au commercial. Nous avons atteint une maturité sur tous ces sujets.
Y a-t-il un livre que vous retenez en particulier de ces dix ans, qui représenterait bien la maison, ou a contrario une déception ou une frustration ?
Sans parler de déception, je reste sur ma faim quant à l'accueil qui a été réservé à la série collective Infinity 8 : un concept fort, une belle aventure, mais qui n'a pas trouvé son public... Mais la plus grande émotion est sans aucun doute le décès de Jiro Taniguchi, avec qui nous avions lancé une série. C'était un grand auteur et une personnalité adorable... Et si je devais retenir un seul livre, je dirais l'adaptation en BD de Pas de baiser pour maman de Tomi Ungerer par Mathieu Sapin, qui vient de sortir. Car si Rue de Sèvres fête ses dix ans en 2023, le groupe École des Loisirs célébrera ses 100 ans - il ne s'est spécialisé en jeunesse qu'en 1965. Et comme l'album est la colonne vertébrale de la maison, et que Tomi Ungerer est la pierre angulaire du catalogue d'albums, son adaptation en BD incarne assez bien ce qu'on veut faire avec Rue de Sèvres.
Vous mettez souvent en avant la force commerciale de L'École des Loisirs comme une de vos spécificités.
Je pense que là où nous avons été précurseurs, c'est dans l'accompagnement de nos titres par nos représentants. Nous avons quinze représentants pour défendre quelque 400 nouveautés par an pour tout le groupe - autour de 40 pour la BD -, là où nos concurrents, sur les premier et deuxième niveaux, n'en ont souvent que neuf ou dix pour 1 500 voire 2 000 sorties annuelles. Cet effort-là paie, notamment sur le fonds de notre catalogue : le fonds de L'École des Loisirs pèse plus de 70 % du chiffre d'affaires, et cela doit être un objectif pour Rue de Sèvres aussi. Elle approche déjà les 60 %. Nous avons d'ailleurs régulièrement des sollicitations pour prendre des éditeurs en diffusion, mais nous préférons conserver la qualité de notre accompagnement sur le terrain.
Revendiquez-vous finalement un modèle un peu à l'ancienne ?
À l'heure de la financiarisation de nos métiers, du court-termisme permanent, nous avons effectivement choisi de faire le contraire ! Et je crois que c'est cette décision, en partie au moins, qui fait notre réussite.
Rue de Sèvres est-elle arrivée là où vous pensiez l'emmener ?
Oui, la maison ressemble exactement à celle que j'avais imaginée, et c'est ce dont je suis le plus fier. Sur le plan éditorial, sur le plan économique, sur notre positionnement sur le marché, sur la stabilité des équipes... L'ensemble du plan de marche prévu a été réalisé, y compris l'ouverture d'une nouvelle collection avant nos dix ans, qui s'est faite sous la forme d'un partenariat avec le Label 619.
Comment exister aujourd'hui, et surtout demain, sans manga ni webtoon au catalogue ?
Dans la vie, rien n'est acquis, et sur le manga, je ne dis pas " jamais ". Nous avons des idées, mais si nous nous lançons sur ce segment, ce sera dans la logique qui est la nôtre, en cohérence avec le reste de la production et sûrement pas de manière industrielle. Notre priorité est le plaisir de concevoir des livres, d'accompagner des auteurs sur la durée, dans une ambiance de travail apaisée. Quant au webtoon, nous restons attentifs, mais je pense que ce n'est pas notre culture et que cela reste un marché à part.
Comment envisagez-vous les dix prochaines années ?
Je pense que Rue de Sèvres va monter en puissance, tout en gardant son esprit. Je vois l'édition comme un métier artisanal, mais qui nécessite des moyens importants et dont le paramètre essentiel est le temps. La clef est l'indépendance financière, commerciale et logistique, qui nous permet une vraie réactivité. Mais il faut aussi rester ouvert au monde : Rue de Sèvres n'est pas un village gaulois hermétique ! La course à la taille ne nous intéresse pas, car nous y perdrions en souplesse et en suivi des livres publiés. Chez nous, chaque nouveauté doit devenir un livre de fonds, pérenne et cohérent avec les autres. Pour ce faire, on ne peut pas dépasser la cinquantaine de nouveautés annuelles. La question de la croissance externe n'est pas taboue, mais elle n'est guère dans l'ADN de la maison.
Et personnellement, entrevoyez-vous déjà une phase de transmission ?
Je suis l'aîné de la quatrième génération à la tête de l'entreprise familiale, et quand je l'ai reprise, elle était dans une belle santé. Cela me rend optimiste pour l'avenir, mais la pérennité de la maison est bien entendu toujours dans mes réflexions. L'idée n'est pas de gonfler les chiffres pour revendre ce capital ! Ce qu'ont fait Jacques Glénat avec sa fille Marion [qui a pris sa suite, progressivement, à la tête du groupe familial] ou Françoise Nyssen chez Actes Sud [ses trois filles ont des fonctions de direction] est remarquable. La notion de transmission est ancrée dans les gènes de L'École des Loisirs et l'idée de transmettre à la génération suivante, familiale ou non, fera partie de la réflexion.