Dans le Japon en ruines de l’après-guerre encore abasourdi par sa défaite, l’irezumi, l’art traditionnel du tatouage intégral, était interdit, réservé aux bandits, les yakuzas, et aux femmes de mauvaise vie. Certains maîtres, pourtant, comme le Nomura de ce roman, avaient donné ses lettres de noblesse à cette "sculpture tridimensionnelle", dont la pratique gagnerait bientôt le monde entier, et pas seulement les biceps des mauvais garçons.
C’est cet Irezumi qui donne son titre au livre d’Akimitsu Takagi (1920-1995) et en constitue l’épicentre. Inconnu en France, Takagi est l’auteur de quinze polars à succès, et celui-ci, considéré comme son chef-d’œuvre, s’est vendu au Japon à plus de 10 millions d’exemplaires depuis sa parution, en 1948. Il était temps que nous puissions le découvrir.
Tout tourne donc autour des tatouages dont le maître Nomura a orné les corps de ses trois enfants : son fils aîné Tsunatarô, porté disparu aux Philippines, et ses jumelles, Tamaé, supposée morte dans les bombardements de Nagasaki, et Kinué, surnommée "Madame Serpent", qui après s’être prostituée est la patronne du Serupan ("Serpent"), une "buvette" clandestine de Ginza, le quartier chaud de Tokyô. Elle a pour amant et protecteur Takezô Murami, un entrepreneur jaloux. Mais elle ne laisse pas indifférent son jeune frère, Hisashi, ni Kenzô Matsushita, ex-médecin militaire devenu légiste, ni même Heishiro Hayakawa, un professeur de médecine bizarre, collectionneur fanatique de peaux tatouées, au point qu’on le surnomme "Docteur Tatouage". Ce maniaque serait-il prêt à tuer quelqu’un pour s’emparer de ses tatouages ?
C’est l’une des hypothèses de travail des enquêteurs - l’inspecteur chef Matsushita, assisté de son frère Kenzô et surtout de son ami Kyôsuké Kamizu, un jeune génie, légiste lui aussi - lorsqu’ils découvrent les restes du corps mutilé de Kinué, enfermée de l’intérieur dans sa propre salle de bain sans issue. Ça, du moins, ce sont les apparences, et l’affaire prend l’allure d’un nouveau Mystère de la chambre jaune. Mais Kyôsuké, avec son sens de l’observation saisissant, va vite orienter l’enquête dans le bon sens : tout repose sur une photographie des tatouages des enfants Nomura, figurant un serpent, une grenouille et une limace dont la conjonction est considérée comme maudite. Malédiction que les deux autres cadavres qui suivent viendront accréditer.
Meurtres en série par un détraqué, vengeance, conflit d’intérêts, tous les mobiles sont possibles. Et ce n’est qu’au terme d’une partie de shôgi (échecs) acrobatique que le trio policier fera toute la lumière sur cette sinistre affaire. Le tout est mené à grandes guides, avec une folle virtuosité, dans un univers fascinant. J.-C. P.