Se réjouir de la moitié pleine de la bouteille, ou regretter la moitié vide ? En cette rentrée, c’est le dilemme des éditeurs scolaires à propos des ventes de manuels du collège. Estimées à 5 millions d’exemplaires, elles auraient dû approcher les 10 millions de volumes. "Pour terminer l’équipement des 3,3 millions de collégiens en manuels conformes aux nouveaux programmes, il aurait fallu des crédits suffisants pour acheter 3 titres par élève, en langues vivantes et en sciences, les disciplines prioritaires cette année. Les 110 millions d’euros budgétés ne permettent d’en acheter au plus que 2,5", explique Pascale Gélébart, directrice de l’association Les Editeurs d’éducation.
Trou dans le financement
Ce trou dans le financement des achats de manuels conformes aux nouveaux programmes des collèges n’est pas une surprise : il était apparu dès la présentation du budget 2017 de l’Education nationale, en septembre 2016. Lorsque le ministère de l’Education nationale avait annoncé en 2015 l’entrée en vigueur de cette réforme, simultanément dans toutes les classes du collège et toutes les disciplines pour la rentrée 2016, il avait promis 300 millions d’euros pour l’achat des manuels réparti sur deux ans. Un effort important pour l’Etat, équivalent à celui de la précédente réforme du collège étalée sur huit ans : le budget manuels avait alors atteint près de 300 millions d’euros.
La première tranche, déjà insuffisante, a bien été financée à 150 millions d’euros, comme annoncé. Mais la seconde a finalement été réduite à 110 millions, le ministère ayant estimé qu’il y aurait beaucoup moins de livres à acheter. Les éditeurs scolaires, qui savent compter, s’étaient immédiatement alertés de ce financement insuffisant, et ont réitéré leurs inquiétudes (1). Les commandes des établissements leur donnent raison. "Sur les deux années, 21 millions de manuels étaient nécessaires pour équiper les 3,3 millions de collégiens. L’an dernier, 8 millions ont été achetés dans les matières prioritaires, au lieu de 11 ; cette année, les collèges ont commandé 5 millions de volumes. Il manque donc encore 8 millions de volumes pour que tous les élèves disposent de manuels conformes", insiste Pascale Gélébart.
Ces chiffres sont basés sur les données de l’Education nationale pour les effectifs, et sur celles de la Cicem pour les ventes. A la veille de l’été, cette société d’étude interroge les établissements sur leurs commandes, afin que les éditeurs lancent leurs ordres de fabrication à partir de la mi-juillet. "Quand il y a un tel volume d’achats, nos estimations correspondent bien à la réalité du marché, comme nous avons pu le vérifier l’an dernier", insiste Gilles Massonnat, son responsable.
Manque de relais
Un financement complémentaire au budget 2018 de l’Education nationale serait donc nécessaire pour terminer ce cycle, alors que le gouvernement a promis 20 milliards d’euros d’économies sur les dépenses de l’Etat. L’Education nationale échappera à ce coup de rabot et bénéficiera même d’une hausse, selon son ministre, Jean-Michel Blanquer. Mais rien n’a filtré du détail des postes, dans l’attente du projet de loi de finances pour 2018, qui sera présenté le 27 septembre en conseil des ministres. En dépit de leurs demandes, les éditeurs scolaires n’ont pas encore rencontré Jean-Michel Blanquer, ni un membre de son cabinet, limité à dix conseillers selon les consignes données au nouveau gouvernement. Aucun conseiller n’est d’ailleurs chargé des relations avec l’édition scolaire, contrairement à la situation qui prévalait dans les précédentes équipes ministérielles, plus étoffées. Les éditeurs manquent de relais pour faire passer leurs messages ou disposer d’informations.
Faute de budget suffisant, les collèges ont arbitré leurs achats en partie aux dépens des langues vivantes et des sciences (physique-chimie, sciences de la vie et de la Terre) prioritaires cette année, préférant compléter les commandes de l’an dernier en français, histoire-géographie et mathématiques. Le taux d’ouverture du marché (proportion de manuels achetés par rapport au nombre d’élèves) "atteint en cumulé 80 à 90 % sur les matières de 2016", note Célia Rosentraub, P-DG d’Hatier (groupe Hachette Livre), mais il va de 30 à 50 % au mieux pour celles de cette année, note Gilles Massonnat. "C’est une déception", confirme Yves Manhès, directeur de Belin Education.
Celui-ci se dit cependant très satisfait du résultat atteint sur les deux années, qui confirme la première place de la maison en SVT, et des objectifs atteints en anglais et physique-chimie. Directrice du secondaire chez Nathan, Delphine Dourlet constate aussi un repli cette année, pour les mêmes raisons, mais évalue à 21 % sa part de marché sur deux ans. Nathan et Belin avaient particulièrement bien réussi en 2016. Didier (filiale d’Hatier), spécialiste des langues, réalise en revanche une "très bonne année, excellente en anglais, avec une belle surprise en espagnol, et en allemand", se félicite sa directrice générale, Véronique Hublot-Pierre.
Neuf éditeurs
Nouveauté liée à la réorganisation de l’enseignement, les manuels de cycle qui rassemblent le programme de la 5e à la 3e en un seul volume ont séduit de nombreux enseignants, notamment en sciences. Et les gestionnaires d’établissement ont saisi une opportunité d’économie : laissés dans les salles de cours, ces manuels peuvent être utilisés par plusieurs classes, ce que les éditeurs redoutaient, comptant sur l’usage individuel habituel.
Lelivrescolaire.fr confirme aussi son succès de l’an dernier, estimant sa part de marché globale à environ 10 %, selon son président Raphaël Taieb. Focalisée sur le numérique à sa création en 2009, cette jeune maison s’est adaptée au papier, parvenant à s’implanter dans un secteur très fermé (neuf éditeurs maintenant pour le collège). Elle adhérera cette année au SNE et au groupe des Editeurs d’éducation.
Hatier revendique pour cette rentrée une place de leader. "Avec 18 % du marché. Nous avons réalisé une belle campagne, avec de très bons scores en physique-chimie (30 %), en SVT (20 %), en espagnol (17 %). Au total, Didier, Hachette Education et Hatier, les trois marques du groupe Hachette dans le scolaire, atteignent 40 % de part de marché", détaille Célia Rosentraub, mentionnant aussi de bonnes ventes en primaire. Hachette Education, pénalisé l’an dernier par l’étalement de ses publications, bénéficie pleinement de ce report avec ses collections complètes, note Estelle Dubernard, sa directrice adjointe.
De 6 heures à 23 heures
Du côté des revendeurs, cette réforme d’une ampleur sans précédent conforte la place de quatre spécialistes : la LDE à Strasbourg, Cufay à Abbeville, la Sadel à Angers et EMLS à Vitrolles. En 2016, leur volume d’affaires cumulé a plus que doublé et atteint 130 millions d’euros, à 80 % dans le livre. "Nous sommes comme des chocolatiers à la veille de Noël", reconnaît Thierry Damagnez, patron de Cufay, qui a expédié 1 800 palettes dans les collèges clients, la semaine dernière, au pic de son activité. "Nous employons 80 personnes en deux équipes, de 6 heures à 23 heures." Il regrette cette hyperconcentration et l’irrégularité du marché, qui l’empêche d’investir. Avec la LDE, il a profité du retrait de Gibert Jeune, décidé par son nouveau directeur général, Franck Ferrière, lors de la reprise par Gibert Joseph. "L’activité représentait 4 millions de chiffre d’affaires mais avec des rabais allant jusqu’à 26,5 %, sur une remise plafonnée à 31,5 %, elle n’était pas du tout rentable", explique-t-il. Dans le Sud, le retrait de Sauramps a bénéficié à EMLS, qui a repris une quarantaine de collèges, estime son gérant, Loïc Heydorff.
Si le ministère ne prolonge pas les crédits, ce marché s’effondrera au niveau de 2015, redoutent cependant les acteurs concernés. La réforme du bac, confirmée pour 2021, devrait entraîner une révision de l’enseignement dans les lycées, sinon des programmes, justifiant celle des manuels qui seraient à renouveler. Mais il ne s’agit encore que d’hypothèses.
(1) Voir LH 1126 du 21.4. 2017, pp. 47-55.
Le numérique au carrefour
Le gouvernement actuel poursuivra-t-il l’ambitieux plan "collèges numériques" décidé par l’ancien président de la République ? Voté dans le cadre du programme des investissements d’avenir (PIA), contrôlé par le Commissariat général à l’investissement sous l’autorité du Premier ministre et géré par la Caisse des dépôts et consignations, le budget d’un milliard d’euros sur trois ans devait échapper à l’examen annuel des lois de finances.
Mais la règle a changé : si l’autorisation d’engagement de 500 millions d’euros d’une troisième tranche du PIA est bien fixée, il faut maintenant un nouveau vote du Parlement pour débloquer les crédits de paiement.
Dans son programme, le nouveau président de la République s’est montré attentif à la formation et à l’innovation, mais il s’est placé aussi sous la contrainte d’importantes réductions de la dépense publique. Dans le plan "collèges numériques", l’achat de matériel cofinancé par les départements volontaires représente la charge principale, qui pourrait être remise en question.
Un marché de près de 100 M€
En revanche, le budget de 30 euros par élève pour l’achat de contenus numériques (y compris des manuels) serait préservé. Si les 3,32 millions de collégiens en bénéficiaient, le marché approcherait les 100 millions d’euros. Les achats sont très loin de ce niveau, et les éditeurs continuent de fournir des licences numériques gratuites avec les manuels des nouveaux programmes. Le ministère prévoit aussi un appel d’offres pour l’achat de contenus en latin, grec et français langue étrangère, destinés à sa banque de ressources numériques. Les éditeurs avaient remporté 11 des 14 lots du précédent appel d’offres (18 millions d’euros). Des développements sont aussi prévus pour le numérique au CP.
A la région Grand Est (ex-Alsace, Champagne-Ardenne, Lorraine), le choix est fait : les 350 lycées passeront au tout numérique en quatre ans. A la rentrée, 50 établissements (31 000 élèves) se lancent et abandonnent le papier.
La LDE a remporté l’appel d’offres pour la fourniture des manuels numériques. "C’est un enjeu important pour tous les intervenants. Tout est à développer, c’est un changement d’échelle", déclare Frédéric Fritsch, gérant de la LDE.
Les lycéens préfèrent le papier
Les éditeurs scolaires ont financé une étude sur l’usage des manuels au lycée. Enjeu : la commande publique des nouvelles régions.
Les lycéens sont 91 % à disposer d’un manuel imprimé, et à l’utiliser à la maison pour retrouver une information précise, ou lire une leçon et comprendre ou compléter un cours (86 %). Les parents sont tout aussi convaincus de l’utilité de ces ouvrages à la maison, pour la révision et la préparation aux examens (94 % d’accord), la fourniture d’exercices adaptés (91 %), la compréhension des notions nouvelles (89 %), etc. Enfin, 73 % des enseignants jugent les manuels indispensables à la préparation de leurs cours.
Plébiscite
C’est un plébiscite pour le manuel papier qui ressort de l’étude réalisée très fouillée pour Les Editeurs d’éducation par OpinionWay sur l’usage des manuels imprimés et numériques au lycée (1). L’accès au manuel, ou son usage, est plus faible en zone d’éducation prioritaire, ou dans les filières professionnelles, au profit de pochettes imprimées ou numériques.
Le numérique est encore minoritaire, mais sa présence devient significative : 30 % des lycéens disposent de manuels sous cette forme, mais seulement 17 % d’entre eux, et de leurs parents, jugent qu’elle pourrait suffire. 58 % préfèrent toujours le manuel imprimé pour un usage au lycée (49 % pour l’utilisation à la maison), et environ les deux tiers des élèves, des parents et des enseignants souhaiteraient disposer des manuels dans leurs deux versions, jugées complémentaires. Le choix du tout numérique, plus ou moins motivé par un souci d’économie, ne rencontrerait pas l’assentiment unanime des utilisateurs.
Avec cette étude qui commence tout juste à être diffusée, le groupe des Editeurs d’éducation a voulu se doter d’une base argumentaire dans les discussions avec les responsables des régions qui financent les achats de manuels pour les lycéens, et s’interrogent parfois sur la pertinence de cette dépense. Prouver que les manuels sont bien utilisés est donc primordial, alors que se profile l’hypothèse d’une réforme du baccalauréat, qui justifierait une refonte de ces outils, et la nécessité de rachats complets, au-delà de simples remplacements.
Les éditeurs scolaires ont tenté aussi de montrer que le mode de financement influence l’usage en classe du manuel imprimé : dans les régions qui financent l’achat par les familles (aide directe ou carte à puce), l’usage systématique des manuels en classe est supérieur de 5 points par rapport aux régions qui subventionnent les achats centralisés par les lycées. La perception de la possibilité de renouvellement ou de souplesse dans le choix des manuels est également supérieure dans la solution d’achat par les familles.
Le but est ici de soutenir les achats individuels en librairie, par rapport aux appels d’offres raflés par des spécialistes des marchés publics lancés par les établissements. Un enjeu important, au moment où les regroupements de régions peuvent conduire à des choix défavorables aux libraires. Pour la même raison, les ministères de la Culture et de l’Education nationale ont commandé un rapport sur l’impact en librairie des modes d’achats des manuels, attendu d’ici à la fin de l’année.
(1) 529 lycéens, 531 parents et 5 091 enseignants interrogés en ligne du 9 au 13 mars 2017.