Louis Jouvet écrivait beaucoup, et nombre de ses textes sont depuis longtemps connus. Dans L’art du théâtre, vous parvenez néanmoins à rassembler une somme de réflexions pour une grande part restées inédites. Quelle est la genèse de ce livre ?

Jean-Louis Besson : Il se trouve que Marc Véron a mené sous ma direction une thèse sur l’économie du théâtre de Louis Jouvet. Ce travail l’a conduit à explorer le fonds Jouvet, dans lequel il a repéré énormément de textes inédits. Louis Jouvet avait peu publié de son vivant, mais il existe de longue date un corpus assez important de ses œuvres parues dans les années qui ont immédiatement suivi sa disparition, comme Écoute mon ami et Témoignages sur le théâtre en 1952, suivi du Comédien désincarné en 1954. Une large part de sa production restait néanmoins inconnue du public ; il nous a semblé important de la porter à sa connaissance.

Selon quels critères avez-vous sélectionné les textes qui composent les deux volumes ?
Marc Véron : Notre objectif était de publier des écrits restés inédits, mais aussi de reprendre un certain nombre de textes connus en les dotant de l’appareil critique qui leur faisait défaut dans leur édition d’origine. Les notes de Jouvet renvoient à une vaste culture théâtrale du milieu du XX^e siècle connue aujourd’hui des seuls spécialistes. L’appareil critique est là pour aider le lecteur à tout comprendre.
J.-L. B. : Nous avons aussi souhaité remettre de l’ordre dans le corpus de Louis Jouvet. Il peut être difficile d’entrer dans Le comédien désincarné si on ne connaît pas déjà la pensée de son auteur. Louis Jouvet n’avait pas de système, mais il avait une pensée. Notre travail a été de reprendre tous les textes et d’organiser nos chapitres de manière à les rendre plus accessibles.

Que reste-t-il de l’héritage de Louis Jouvet un peu plus de 70 ans après sa mort ?
J.-L. B. : Dans la mémoire collective, Louis Jouvet est surtout connu comme acteur de cinéma. Mais il n’aimait pas le cinéma et l’image qu’il y renvoie est très éloignée de celle qu’il avait au théâtre. Dans la plupart des films où il joue, il donne le sentiment de parodier ses propres personnages, même s’il y a des exceptions. Dans Quai des orfèvres, par exemple, il est bouleversant. Mais dans la plupart des films, les spectateurs venaient surtout pour voir Jouvet faire du Jouvet.
M. V. : De Louis Jouvet acteur de théâtre, il reste les enregistrements de quelques rares pièces, comme l’intégral de L’école des femmes, enregistré à Boston en 1951. De l’acteur de cinéma qu’il fut aussi, on peut aller voir les films dans des salles d’art et d’essai, et certains passent périodiquement à la télévision. Mais finalement, ce qui reste de Jouvet, ce sont d’abord ses écrits.

Comment définiriez-vous le théâtre de Louis Jouvet ?
J.-L. B. : Il y a chez Jouvet l’idée qu’un texte de théâtre n’a de sens que s’il est joué. Une pièce n’est pas faite pour être lue, ses dialogues écrits ne sont que la trace de quelque chose qui a été vu sur scène. Le sens du texte apparaît, non pas dans la réflexion de l’auteur, mais en répétition. Comme c’est un texte de théâtre, c’est en jouant qu’on va le découvrir. C’est pour cette raison qu’il ne voulait pas que les acteurs aient des idées préconçues sur les personnages. Dans cette configuration, le spectateur est partie prenante de ce processus.
M. V. : Pour Jouvet, le théâtre ne peut fonctionner que si ses trois composantes de base que sont l’auteur, les comédiens et le public s’entendent. Autrement dit, l’auteur a travaillé sur un texte qu’interprètent des comédiens et dans lequel le public se reconnaît. Le théâtre de Jouvet est poétique, à rebours de tout ce que le XIX^e siècle a produit dans sa deuxième moitié.

Dans ses notes, Louis Jouvet parle même de « l’abominable XIX^e siècle »...
M. V. : Il ne faut pas oublier que les salles de théâtre du XIX^e siècle étaient l’équivalent sur les planches de ce que nous avons aujourd’hui à la télévision dans les téléfilms réalistes. Les pièces étaient réalistes. Mieux, elles collaient littéralement à la réalité. Chez Émile Augier, auteur de l’époque de Napoléon III, la situation personnelle des personnages est par exemple donnée avec une précision notariale. A contrario pour Jouvet, les meilleurs auteurs sont des poètes dramaturgiques capables, tel Jean Giraudoux, d’offrir une puissance onirique à leurs pièces. Cette conception poétique du théâtre était aussi celle de Georges Pitoëff, Charles Dullin et Gaston Baty. Mais ces metteurs en scène, et Jouvet avec eux, tous héritiers de Jacques Copeau, furent toujours minoritaires par rapport au théâtre dominant de leur époque, même quand leur influence atteignit son apogée dans les années 1930.

Cette dimension poétique du théâtre se retrouve également dans la conception qu’avait Louis Jouvet de la vocation de l’acteur...
J.-L. B. : Jouvet considérait que la vocation n’est pas innée, mais s’acquiert par la pratique. Selon lui, les jeunes acteurs qui croient avoir la vocation sont égocentrés, ce qui est normal au début d’une carrière, mais finissent par comprendre que le théâtre repose sur un mensonge et que leur rôle consiste à entrer dans la vérité du personnage par cet univers de mensonge. C’est à ce moment qu’intervient le travail sur soi-même, en partie mystique, qui doit permettre au comédien d’être en état de disponibilité pour recevoir le personnage, pour le faire vivre à travers son corps. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une possession car, pour Jouvet, le comédien reste conscient qu’il n’est pas le personnage. Il est dans un état paradoxal, à la fois d’abandon et de contrôle.

Que penser de l’ambivalence de Louis Jouvet à l’égard de la critique, qu’il va jusqu’à comparer à un fléau, mais à laquelle il finit aussi par concéder une certaine valeur ?
M. V. : Jouvet n’avait rien contre la critique journalistique, qui lui était globalement favorable et jouait un rôle majeur à une époque où le monde médiatique se résumait aux journaux à gros tirage. A contrario, il ne laissait pas d’être déconcerté par la critique universitaire. Il lui reprochait ses contradictions – un même critique pouvait donner deux points de vue radicalement différents sur un même texte –, et surtout sa temporalité. Jouvet considérait que la critique universitaire arrivait trop tard : un spectacle se juge au moment où il se produit et non une fois sa substance épuisée. Après la Seconde Guerre mondiale, il adoucit néanmoins sa position en lui reconnaissant un rôle de transmission entre les générations. La critique, en France, a permis aux grands auteurs classiques de nous être transmis par la répétition de leurs textes à travers les âges. En Espagne en revanche, la transmission ne s’est pas faite et la plupart des pièces de Lope de Vega ou de Pedro Calderón de la Barca sont tombées dans l’oubli.

Louis Jouvet lui-même a remis Molière sur le devant de la scène en jouant énormément de ses pièces. A-t-il rendu Molière au théâtre privé ?
M. V. : Jusqu’à Jouvet, Molière était surtout joué à la Comédie-Française et un peu à l’Odéon, dans des conditions que Jouvet critique sévèrement. En revanche Molière restait quasiment ignoré par le théâtre privé, qui considérait n’avoir pas grand-chose à faire avec les classiques et estimait que le public ne s’intéressait pas à ses œuvres. Quand Jouvet a décidé de jouer L’école des femmes, l’aventure a d’ailleurs failli tourner court : c’est seulement au bout d’une vingtaine de représentations et, semble-t-il, grâce à un article élogieux de Colette, que la pièce devint un très grand succès. C’était véritablement la première fois pour Molière dans le théâtre privé.