Située au troisième niveau d'une impasse obstruée par un parking sauvage, « à la marseillaise », la bibliothèque des Cinq-Avenues ne paie pas de mine. Mais il y a du mieux : après avoir fermé en 2020 faute de personnel, elle est menée par une équipe de six bibliothécaires enjoués, qui ont désherbé les vieilleries, cassé la Dewey et décloisonné l'espace pour accueillir de la lumière, des jeux de société et des groupes - on a du mal à croire que le mercredi 600 personnes peuvent s'y entasser. « La mairie de secteur nous soutient pour trouver de nouveaux locaux », se félicite la responsable Mélanie Pittau, qui nous accueille à l'improviste, et applaudit « un nouvel élan » dans les bibliothèques de la Ville.
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En attendant, les chiffres sont déplorables : neuf bibliothèques municipales pour 875 000 habitants. Mais Marseille remonte la pente. La mairie de gauche élue en 2020, cherche à tourner la page de l'ère Jean-Claude Gaudin, l'édile de droite de 1995 à 2020. Dans Gouverner Marseille (La Découverte, 2005), Michel Peraldi et Michel Samson décrivent une mairie étroitement liée au syndicat Force ouvrière, qui oblige le personnel à se plier à ses volontés ou à se taire.
Une ambition pour la lecture publique
Aujourd'hui, les troupes sont renouvelées, mais encore en nombre insuffisant - empêchant la bibliothèque du Panier d'ouvrir entre le Covid et la rentrée 2021. En 2023, la Ville valide 70 postes. Les recrutements se poursuivent en 2024, 2025, 2026. Et aujourd'hui la bibliothèque centrale, l'Alcazar peut ouvrir 39 heures par semaine, contre 25 depuis 2014. Comme nous l'indique Jean-Marc Coppola, l'adjoint chargé de la culture, « il n'y avait plus de recrutements depuis 2017. Et Marseille n'était plus attractive pour les conservateurs d'État. Mais l'embauche de Sophie Geffrotin a mis fin au mal-être. Quand on montre de l'ambition pour la lecture publique, ça remotive tout le monde ».
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Nouvelles têtes
Sophie Geffrotin, c'est la manageuse de la lecture publique depuis juin 2023, ex-directrice générale adjointe (en développement social) de la Seyne-sur-Mer. Et pour la première fois dans l'histoire des bibliothèques de Marseille, elle délègue depuis janvier la direction de l'Alcazar à un chef dédié, Charlie-Camille Flores. Le poste de responsable jeunesse sera pourvu en mars, par Marie-Noëlle Lubin Perrine. La médiathèque Salim-Hatubou a également une responsable dédiée, Marie Juillan. « On cherche des catégories A : bibliothécaires et conservateurs », ajoute encore la dirigeante.
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Et enfin, Marseille a droit à un conservateur d'État du patrimoine octroyé par le ministère de la Culture, qui avait cessé d'accorder cette faveur après les démissions en cascades de ses cadres A+. Comme François Labre, qui écrivait en 2007 dans Livres Hebdo que « le directeur des bibliothèques est [...] écartelé entre une population qui attend légitimement des services, des syndicats qui visent avant tout à limiter les horaires de travail et à réduire les heures d'ouverture au public, une direction générale qui s'abstient de décider pour laisser les directeurs prendre des décisions qui pourront leur être reprochées ensuite, et enfin des élus qui souhaitent ne contrarier personne ». Gilles Éboli démissionne par exemple en 2010 après s'être vu imposer par le comité technique paritaire un organigramme qui n'était pas le sien. Nommée en 2016, Marie-Hélène Cazalet, elle, est restée deux ans. Etc, etc.
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Réforme en profondeur et par étapes
Aujourd'hui, l'alliance entre l'État et Marseille est scellée. « Or au vu des efforts en termes de masse RH, de l'emploi d'agents patrimoniaux, du programme de travaux notamment dans les magasins, de la construction d'une médiathèque exemplaire au cœur de Marseille, dans un quartier populaire... La municipalité est partie d'une situation dégradée et a pris le problème à bras-le-corps, en faisant le choix de réformer son réseau de lecture publique en profondeur et par étapes », se félicite le porte-parole du ministère de la Culture dans la région, Louis Burle. « Un travail de longue haleine, qui prendra des années. »
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Ouvertures à venir
La bibliothèque Loubon est attendue pour 2026 (lire par ailleurs). Suivra celle du métro Capitaine Gèze, dans un quartier encore en friche. La Grognarde ? C'est en attente. Il faut aussi rénover Le Merlan, Saint-André, et optimiser l'Alcazar, son vaste hall, le pré-hall actuellement vide, ainsi que l'auditorium qui ne sert qu'aux Académiciens de Marseille, dont faisait partie Jean-Claude Gaudin.
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Quid des bibliothèques supprimées dans les écoles de quartiers en difficulté sociale, mobilisées pour accueillir le dédoublement des classes ? « Aujourd'hui, toutes les écoles que nous rénovons et construisons ont des espaces pour l'éducation artistique et culturelle », défend Jean-Marc Coppola. Soit 188 écoles, sur les 470 de la ville. Reste la création de points de lecture dans les quartiers populaires, en collaboration avec une association, Acelem (qui soutient le livre dans les quartiers éloignés). Pour se recréer, Marseille doit bien s'entourer.
La maison des peuples
Elle a mis 25 ans à sortir de terre. Dans les quartiers du nord de Marseille - où des barres d'immeubles sont détruites pour faire place à des lotissements -, sous des logements sociaux et devant une place devenue parking sauvage se dresse depuis 2020 la médiathèque Salim-Hatubou, victime de son succès : entre 200 et 700 personnes se pressent chaque jour sur ses 900 m2. « Il y a un monde fou les mercredis. Ce n'est pas une bibliothèque silencieuse, sourit la responsable adjointe Coline Meirieu, arrivée en novembre 2021, après Aix-en-Provence et Argentan (Orne). Notre travail est donc de proposer des activités pour canaliser ces énergies ! » Les enfants excités piquent des sprints dans le patio. À l'approche des examens, la bibliothèque ajoute des tables et des chaises un peu partout, même dans l'auditorium, et refourgue des lycéens au restaurant attenant - qui nous offre de l'eau fraîche, à défaut d'en trouver dans la bibliothèque. À la rentrée, tous les collégiens du secteur défilent ici avec leur documentaliste. Sur les ordinateurs du personnel à l'accueil, des jeunes ont collé des post-it « merci média ciao ! » nom affectueux qu'ils donnent à la bibliothèque.
Et chaque semaine, l'octogénaire Josette Berthier, bénévole à l'association Acelem, les invite à jouer avec elle au Scrabble. Dans l'équipe de douze bibliothécaires, « beaucoup viennent des Acelem », note la directrice. Quatre se consacrent à la médiation culturelle, et si des ados s'ennuient encore, ils leur proposent des animations spontanées. Échecs, aide aux devoirs... « Mais Garance, qui ne fait pas partie de cette équipe, prépare aussi des ateliers. » La bibliothèque, constituée à 65 % de collections jeunesse, est fortement fréquentée par des enfants seuls, dès 6 ans. « Il n'y a pas vraiment d'autre lieu sur le territoire pour les accueillir », rappelle Coline Meirieu. Leurs mères ne parlent pas toujours français, et demandent aux bibliothécaires de vérifier si les devoirs ont bien été faits. Une ado nous interrompt pour flanquer la bise à la bibliothécaire, qui s'enquiert de blessures sur les joues. « Une dispute », avance la collégienne. Elles en rediscuteront.
La médiathèque attire également des habitants du centre-ville, à dix kilomètres, « pour les activités, les services numériques, l'ouverture à 10 heures, les salles de travail et les jeux de société », énumère la directrice, qui s'attelle pleinement depuis janvier à une nouvelle médiathèque en centre-ville, en apprenant des erreurs faites ici, un espace ouvert trop bruyant par exemple. Mais c'est aussi le signe que la bibliothèque est bien adoptée par nombre d'habitants.