On ne dérange pas Mary Higgins Clark. Surtout pas quand elle est en train d'écrire. Encore moins quand elle reprend la plume après une pause douloureuse, consécutive au décès de son second mari, John Conheeney, en octobre dernier. Tenter d'approcher la grande prêtresse du thriller à l'eau de rose, c'est se heurter aux barrières qui entourent tout monstre sacré. Aborder la relation qu'elle entretient d'auteur à auteur avec sa fille cadette tiendrait presque du crime de lèse-majesté. « Cela fait longtemps que Carol n'a rien écrit », justifie-t-on chez Albin Michel, l'éditeur français de la « marque » Higgins Clark depuis La nuit du renard, le tout premier roman de Mary traduit en français, en 1979. Les enjeux financiers ne sont peut-être pas étrangers à cette discrétion révérencieuse. Depuis le milieu des années 2010, la New-Yorkaise Mary Higgins Clark, aujourd'hui âgée de 91 ans, a dépassé les 100 millions de livres vendus aux Etats-Unis. En France, l'un des pays où l'ex- hôtesse de l'air est la plus populaire, elle a passé le cap des 25 millions de ventes. Chacune de ses nouveautés s'écoule en moyenne à 100 000 exemplaires en grand format, et à plus de 150 000 exemplaires au Livre de poche (source GFK). En comparaison, les 30 000 ventes, poche et grand format confondus, des derniers livres de Carol Higgins Clark font forcément pâle figure. Mais les chiffres restent plus qu'honorables, en particulier dans le rayon littérature étrangère, dont les ventes s'émiettent depuis une dizaine d'années.
Deux Higgins Clark pour le prix d'une
La dernière fois que la mère et la fille ont été accueillies ensemble dans l'Hexagone, c'était en mai 2011. Mary venait de publier Quand reviendras-tu, Carol lançait Tempête sur Cape Cod. Au Furet du Nord de Lille, où elles étaient une demi-journée en dédicace, Jean-François Callens s'en souvient encore. « C'était un petit défi logistique, surtout parce que Mary ne marchait quasiment pas », raconte le responsable de la communication et de l'événementiel de l'enseigne nordiste. « J'avais négocié avec la mairie le droit de la transporter en voiturette de golf jusqu'à la Grand-Place. Cela permettait aussi de théâtraliser leur arrivée devant la foule. » Un duo mère-fille au moment de la Fête des mères, les Lillois n'ont pas boudé leur plaisir. En vraies Américaines, Mary, chignon impeccable, et Carol, brushing en volume et tailleur élégant, ont assuré le show quatre heures durant.
Aucune concurrence entre elles
A la même période, la « mini-tournée » française des deux romancières fait aussi escale à Reims. Son éditeur, comme les acteurs locaux ont déroulé le tapis rouge aux deux stars venues d'outre-Atlantique : conférence à l'Hôtel de Ville, visite des caves de la maison de champagne Deutz, déjeuner au domaine Laurent Perrier. Et signatures à la librairie Rose et son roman, alors tenue par Françoise Lemarié. « C'était une grande chance de les avoir toutes les deux, dans des genres assez différents. Mary était très professionnelle, mais comme en représentation. Et elle n'a quasiment pas prononcé un mot pendant son séjour. Sa fille était plus avenante, plus disposée à échanger avec les organisateurs », raconte la libraire. « Il n'y avait aucune concurrence entre elles. J'ai eu le sentiment que Mary se comportait de façon assez protectrice vis-à-vis de Carol », se souvient une ancienne chargée des relations libraires d'Albin Michel. « Elle cherchait à mettre sa fille en avant, elle était attentive à son bien-être », confirme sa traductrice historique, Anne Damour, de la partie pendant ce « Higgins Clark Tour ».
En tant qu'auteure, Carol Higgins Clark a nécessairement bénéficié de la curiosité liée à son patronyme. Mais la seule des cinq enfants de Mary Higgins et Warren Clark à avoir pris la plume n'a pas été mise en selle par sa mère. Formée en arts dramatiques au Beverly Hills Playhouse, elle se destine plutôt à une carrière de comédienne, ainsi qu'elle le raconte en 2013 à un journaliste de Belief.net. « J'ai rencontré à Los Angeles un homme qui avait une entreprise d'enregistrement de livres audio. Il avait acheté les droits de certains livres de ma mère, et je les avais enregistrés. Il m'a dit « tu devrais essayer d'écrire. En particulier un personnage que tu pourrais jouer ». J'ai donc imaginé Regan Reilly ». La jeune et charmante détective privée devient son personnage fétiche. Au fil de ses 15 enquêtes parues entre 1992 et 2013, Carol Higgins Clark affirme son style. Aux intérieurs bourgeois plébiscités par sa mère, qui y développe des intrigues entre frissons et romance sur fond de secrets de famille, la fille préfère les paillettes et le glamour d'Hollywood ou d'Aspen, campant ses histoires dans l'univers bling-bling de la jet-set américaine. Surtout, elle se glisse avec talent dans une veine humoristique que l'on reconnaît dès les couvertures, vitaminées, et qui lui permet d'accéder par elle-même à la notoriété.
Le rendez-vous de Noël
La New-Yorkaise a en revanche reçu en héritage le goût du suspense et des personnages attachants. Elle le raconte en 2016 à l'agence News Press. « J'étais déjà à l'université quand ma mère a publié son premier roman à suspense », en 1975. Mary Higgins Clark a alors 46 ans et tente depuis vingt-cinq ans de percer dans la littérature en suivant des ateliers d'écriture. En parallèle, celle qui s'est retrouvée veuve à 36 ans subvient seule aux besoins de sa famille, en écrivant notamment des scripts pour la radio. « A ses débuts, elle avait besoin que quelqu'un tape ses manuscrits à la machine, et c'est moi qui m'en chargeais », explique Carol, qui donne souvent son avis sur les intrigues, et « sauve » parfois certaines héroïnes d'une mort assurée, comme la femme de ménage Alvirah Meehan, devenue enquêtrice amateur après avoir gagné à la loterie. « Je suis heureuse que les ordinateurs n'aient pas existé à l'époque, car je n'aurais pas tant appris d'elle », reconnait-elle.
Deux auteures à succès chez le même éditeur, un potentiel marketing évident : l'occasion d'une collaboration était trop belle pour ne pas la saisir. En 2000, avec Trois jours avant Noël, Mary et Carol inaugurent une série de cinq polars ambiance fêtes de fin d'année. Carol écrit, Mary relit, les deux échangent à chaque chapitre sur les rebondissements à venir, généralement installées dans la demeure de Saddle River (New Jersey) où Mary passe ses étés. La détective Regan Reilly y retrouve parfois l'ex-femme de ménage Alvirah Meehan, dans un clin d'œil complice aux fans de la première heure. « Carol apporte une légèreté qu'il n'y a pas dans les romans que Mary écrit seule », souligne sa traductrice Anne Damour, qui reconnaîtrait entre mille un roman signé Mary Higgins Clark. Elle met d'ailleurs un point d'honneur à balayer les rumeurs : « Oui, à 91 ans, c'est encore elle qui écrit ses livres. »
A ce jour,Le voleur de Noël(Albin Michel, 2004), 160 000 ventes en grand format, reste le plus grand succès en France de Carol, qui se fait assez discrète depuis 2013 et s'est éloignée de l'écriture. Ses interventions sont rares sur les réseaux sociaux, son site internet est aux abonnés absents. Simon and Schuster, interrogé sur le sujet, n'a pas répondu à nos sollicitations. « Personne ne sait vraiment ce qu'elle fait », remarque Anne Damour, qui a noué au fil des années une relation amicale avec Mary. Dans l'été, elle rendra visite à celle qui coécrit désormais un livre sur deux avec la romancière Alafair Burke. D'ici là, il lui faudra avoir bouclé la traduction deKiss the Girls and Make Them Cry, le 48eroman en solo de la reine du suspense. Sans doute pas le dernier.