Depuis le début du mois de décembre, de nombreux écrivains turcs sont soupçonnés d’agressions et de harcèlement sexuel par des femmes dans une rare émergence du mouvement #Metoo sur les réseaux sociaux, qui a entraîné le suicide de l’un d’eux. Lancé par des messages anonymes, le mouvement a rapidement pris de l'ampleur, ralliant des personnalités connues et enhardissant des femmes à rompre le silence pour dénoncer des écrivains se croyant protégés par leur célébrité.
Tout a commencé le 7 décembre par un tweet. Une internaute utilisant le pseudonyme "Leyla Salinger" a alors partagé une vidéo du romancier Hasan Ali Toptas, surnommé "le Kafka turc" dans les cercles littéraires du pays, accompagnée du commentaire "combien d'entre nous attendons que cet homme soit dénoncé?".
"J’ai voulu être un homme bien, mais j’ai échoué"
A la suite de ce message, une vingtaine de femmes ont accusé Hasan Toptas de harcèlement, provoquant une vague de témoignages visant d'autres écrivains. L’un des auteurs mis en cause, Ibrahim Colak, s'est suicidé à Ankara, à l'âgé de 51 ans, après avoir publié sur Twitter un texte dans lequel il a exprimé ses regrets et demandé pardon à sa famille. Selon les médias locaux, il aurait envoyé des messages obscènes à Leyla, l'internaute qui a lancé le mouvement. "Je ne m'étais pas préparé à une fin pareille. J'ai voulu être un homme bien, mais j'ai échoué", a écrit Colak, ajoutant qu'il ne pourrait plus "regarder sa femme, ses enfants et ses amis dans les yeux". Le compte Twitter de Leyla a depuis disparu.
"Un souvenir terrible"
L'écrivaine Pelin Buzluk a raconté sa propre histoire de harcèlement par M. Toptas au journal turc Hürriyet. "J'ai un souvenir terrible à son sujet", a-t-elle confié en rappelant comment elle avait dû s'enfermer à clé dans la salle de bain de l’appartement de M. Toptas, quand il avait essayé de l'agresser sexuellement, en 2011.
"Pourquoi as-tu porté cette robe, alors?", lui aurait demandé M. Toptas lorsqu'elle a repoussé ses avances, insinuant qu'elle méritait ce qui lui arrivait, a raconté Mme Buzluk. Au lieu d'éteindre le débat, M. Toptas a aggravé son cas avec un communiqué dans lequel il a présenté ses excuses à tous ceux qu'il aurait heurtés par "ses comportements inconscients", qu'il a imputés à une mentalité "patriarcale", refusant d'en endosser la responsabilité.
"Ce ne sont pas des excuses provenant de quelqu'un qui regrette ses actes", a commenté Mme Buzluk. M. Toptas a plus tard nié la version de Mme Buzluk. "Rien de tel n'est arrivé", a-t-il dit au quotidien Milliyet.
"Que tu perdes le sommeil"
Mais le journal a publié le même jour les témoignages de cinq autres femmes l'accusant de harcèlement sexuel. Face à ces allégations, la maison d'édition Everest a annoncé avoir mis fin à sa collaboration avec M. Toptas et de nombreuses institutions ont retiré des prix qu'elles lui avaient décernés. En France, seul son livre Les ombres disparues a été traduit, paru chez Plon en 2009, et aujourd'hui indisponible.
Le hashtag #Tacizesusma ("Ne reste pas silencieux face au harcèlement") a été parmi les plus populaires en Turquie au plus fort de la campagne. Une autre écrivaine, Asli Tohumcu, affirmant "prendre courage de Pelin Buzluk", a publiquement accusé un homme de lettres, Bora Abdo, de l'avoir harcelée.
Une première vague
A la suite de cette accusation, la maison d'édition Iletisim a rompu ses liens avec M. Abdo, qui nie les allégations. Dans ce contexte, un compte email, uykularinkacsin@gmail.com, qui se traduit par "que tu perde le sommeil", a été créé à l'initiative de militantes pour encourager les femmes victimes de harcèlement à partager leurs histoires.
Des dénonciations similaires avaient visé le monde littéraire turc dans un passé récent mais étaient passées inaperçues à l'époque. Ainsi, un article consacré à ce sujet de l'écrivaine Nazli Karabiyikoglu, publié en 2018 sans susciter de vague, a été largement partagé ces dernières semaines sur les réseaux sociaux.