« Nos vrais concurrents, ce ne sont finalement pas Amazon, l'iBookstore d'Apple ou Google Livres, mais plutôt Netflix, YouTube, Facebook, Instagram et toutes ces sociétés qui investissent des milliards de dollars pour s'emparer de notre temps de loisir », estime Michael Tamblyn. De passage à Paris pour le lancement de sa nouvelle liseuse baptisée Forma, le P-DG de Rakuten Kobo se fait le défenseur du livre et de la lecture aussi bien numérique que papier, dans une grande alliance des revendeurs, des éditeurs et des auteurs face à l'hégémonie des nouvelles technologies.
Rakuten Kobo s'est imposé comme le seul vrai challenger international d'Amazon. Accessible dans 190 pays, filiale du groupe japonais qui lui a donné une partie de son nom, le libraire numérique ne peut compter que sur le livre pour se développer, contrairement à Google et Apple qui sont arrivés dans ce secteur par opportunité. Et le livre numérique ne peut s'appuyer que sur la consommation personnelle de ses acheteurs : le marché du livre cadeau, si important pour le livre imprimé, n'existe pas pour ce support. « Décembre est un mois normal pour nous, souligne Michael Tamblyn. En revanche, les ventes repartent au lendemain de Noël, quand les gens sont au calme et découvrent la liseuse qu'ils viennent de recevoir. Les grands week-ends et les vacances sont aussi très importants. »
L'histoire de Kobo (anagramme de « book », en anglais) est faite de détermination et de chance. Il a d'abord fallu, en 2009, la volonté de Michael Serbinis, directeur des systèmes d'information d'Indigo, première chaîne canadienne de librairies, pour convaincre sa patronne, Heather Reisman, d'investir dans ce projet alors qu'Amazon dominait déjà le marché numérique avec sa liseuse Kindle. Il y a eu ensuite, en 2012, la chance de trouver, alors que les moyens financiers risquaient de manquer pour assurer l'avenir de la jeune entreprise, un acheteur résolu, en l'occurrence le groupe japonais Rakuten, qui a racheté 100 % de Kobo pour 315 millions de dollars canadiens (228 millions d'euros d'alors), et a soutenu la stratégie de développement de sa filiale.
Stratégie de partenariats
« Dès le début, nous savions que nous ne pouvions pas rester dans un seul pays, et que le livre numérique était une activité où il ne pouvait y avoir que 3 ou 4 entreprises de taille mondiale. Nous étions déterminés à devenir l'une d'entre elles », raconte Michael Tamblyn, qui a fait partie du noyau fondateur. Il avait lui-même créé un des premiers sites Internet de vente de livres imprimés au Canada, racheté par Indigo en 1998. « Nous avons vécu de l'intérieur la situation d'une grande chaîne de librairies qui voit ses clients aspirés par un nouveau concurrent. Nous savions que c'était le défi auquel étaient confrontés tous les homologues d'Indigo dans le monde. C'est ce qui nous a conduits à leur proposer des alliances, et il s'est avéré que c'était une stratégie judicieuse », se félicite le P-DG de Kobo.
Sur le mode « les ennemis d'Amazon sont mes amis », la Fnac a été la première convaincue, dès 2011. Mondadori et Feltrinelli ont suivi en Italie, BOL aux Pays-Bas, Livraria Cultura au Brésil, Angus & Robertson aux Etats-Unis, etc., la dernière alliance en date étant signée avec la chaîne de grande distribution américaine Walmart, elle aussi très exposée à Amazon. En Allemagne, Kobo a racheté la plateforme technique de Tolino, groupement de chaînes et de librairies indépendantes dans le numérique. Le partage des revenus dans les partenariats n'est pas précisé, mais « nos 10 % de grands lecteurs numériques, qui achètent en moyenne 2 livres par mois, achètent aussi environ 16 livres imprimés par an », insiste le P-DG, pour montrer que ces accords ne vident pas les librairies de leurs meilleurs clients.
Le groupe emploie aujourd'hui 450 personnes dans le monde, dont 300 au siège à Toronto et 75 en Europe, dont 12 à Paris. Comme il est d'usage dans ce secteur, Kobo ne communique pas de chiffres sur son activité. « Nous sommes très satisfaits de nos résultats », indique sobrement Michael Tamblyn. Dans son bilan annuel, Rakuten englobe Kobo dans ses « services Internet », alors qu'il détaille les ventes de livres imprimés sur son site au Japon, et son activité de prêt numérique avec Overdrive. La filiale européenne basée au Luxembourg n'est pas plus précise, et le CA de la branche française (2,2 millions d'euros) ne correspond qu'à une prestation de service marketing et commerciale pour la maison mère canadienne.
Au coude-à-coude avec Amazon
« En France, nous sommes au coude-à-coude avec Amazon, d'après ce que nous disent les éditeurs », avance Michael Tamblyn, par ailleurs plutôt satisfait de la réglementation nationale. « Ce que nous constatons, dans un marché de prix unique, en France comme en Allemagne, c'est un meilleur dialogue avec les éditeurs sur les stratégies de prix. Le numérique est un vrai laboratoire d'expériences tarifaires impossibles à réaliser dans le livre papier. Les éditeurs développent leur savoir-faire, et nous les accompagnons dans la mise en avant de leurs promotions, sur nos liseuses, nos applications, par mail, sur les réseaux sociaux », ajoute-t-il en regrettant toutefois une trop grande prudence.
« Nombre d'entre eux continuent de fixer le prix du numérique à partir d'une décote de 20 à 30 % du livre papier, alors qu'il est possible d'augmenter significativement ses ventes avec une tarification plus dynamique, comme le font les petits et les moyens éditeurs, ou les auteurs auto-
édités, soutient Michael Tamblyn. Ceux qui disposent d'une base de fans peuvent fixer un prix de lancement assez élevé, mais une fois qu'ils ont vendu à ce premier cercle, ils sont en concurrence avec l'ensemble du marché. » Et pour les auteurs autoédités peu connus, le prix est le moyen le plus facile pour attirer l'attention, de même que pour la relance d'un fonds méconnu. Le numérique
entraîne de fait une érosion des prix, plus ou moins rapide, également en raison du caractère propre à ce support, que tous les lecteurs voudraient moins cher.
Cette méthode ultrabasique de marketing commence toutefois à s'affiner. « Au début, le marché numérique coïncidait avec celui des best-sellers, rappelle le P-DG de Rakuten Kobo. Mais au fur et à mesure que nous connaissons mieux nos lecteurs, nous leur proposons ce qui les surprendra et les intéressera, et nous commençons à vendre vraiment du fonds, parmi les 6 millions de livres de notre catalogue. Sur la vingtaine de livres qu'on peut afficher sur un écran d'ordinateur, ou la demi-douzaine d'un smartphone, on peut organiser une e-librairie individualisée, avec finalement plus de souplesse que celui d'un grand point de vente physique », s'enthousiasme ce spécialiste du numérique, certain de l'expansion de son activité.
« Notre croissance en France se poursuit sur un rythme supérieur à deux chiffres. Elle est plus régulière qu'aux Etats-Unis, où le marché continue de se développer. L'impression que le numérique est arrivé à un palier ne concerne que les grands éditeurs traditionnels. Quand on considère l'ensemble du marché, avec les petits éditeurs indépendants et les auteurs autopubliés, qui représentent près d'un quart de nos ventes, la croissance globale reste très forte », assure Michael Tamblyn. En France, la part de l'autoédition, avec le service « Kobo writing life » atteint 10 % des ventes.
La zone de risque, c'est la fin d'un livre, lorsque le lecteur se demande s'il va en prendre un autre, ou commencer une série qui l'occupera pendant quinze jours. « C'est pourquoi nous investissons tellement dans les outils de recommandation et d'analyse prédictive, nous voulons conserver les gens sur la lecture », explique le P-DG. D'où l'arrivée dans le livre audio, « qui dégage un nouveau temps pour le livre, compatible avec d'autres activités ».
Forma, liseuse haut de gamme
A 280 euros, autant qu'un smartphone de moyenne gamme, la dernière liseuse de Kobo, baptisée Forma en raison de sa dimension, s'adresse résolument aux grands lecteurs. « Les modèles premium représentent la moitié de nos ventes, contrairement à ce que nous avions anticipé. La démographie de nos acheteurs est très particulière : le livre représente la première transformation numérique qui n'est pas conduite par des jeunes de 18 à 25 ans, mais par des consommateurs de 40, 50 ou 60 ans, les mêmes qui lisent des livres papier », note le P-DG de Rakuten Kobo, Michael Tamblyn.
Kobo, pourtant challenger d'Amazon, se sent assez confiant pour lancer un modèle 30 euros plus cher que la version haut de gamme du Kindle, l'Oasis. Doté d'un écran de 8 pouces haute définition, éclairé, avec une version nuit qui estompe la lumière bleue, orientable dans tous les sens pour les gauchers et les droitiers, et pour lire les PDF en largeur, étanche, ultrafin et pourtant plus solide avec son écran désormais en plastique et non en verre, il rassemble tout ce que les ingénieurs et designers de la firme ont pu réaliser de mieux en fonction des souhaits des groupes tests de lecteurs. « En France, 75 % de nos clients utilisent une liseuse, c'est le plus fort taux au monde », constate Michael Tamblyn.