HISTOIRE

Les dominés. Les ouvriers, les femmes, les prisonniers..., voilà plus de soixante ans que Michelle Perrot s'emploie à éclairer ceux que l'Histoire a longtemps tenus pour des acteurs de second rôle. Toute une carrière d'historienne à sortir ces oubliés des récits de l'anonymat, à cheminer dans les secrets de leur vie avec pour seules balises quelques traces furtives et leurs ombres changeantes. Aussi, quand Caroline Fourest et Fiammeta Venner l'ont sollicitée pour inaugurer leur collection "Nos héroïnes" et écrire la biographie d'une inconnue remarquable chère à son coeur, l'auteure des Femmes ou les silences de l'histoire (réédité en 2012 chez Flammarion, "Champs. Histoire") s'est d'abord demandé : qu'est-ce qu'une héroïne ? «Cette notion assez virile paraissait un peu décalée par rapport à mes recherches, mais ce décalage m'a plu." "Après avoir proposé George Sand, qu'elles ont jugée beaucoup trop célèbre, j'ai pensé à Lucie Baud que j'avais rencontrée au milieu des années 1970, lorsque je travaillais sur les luttes ouvrières."

Intéressée, bien sûr, par le parcours si atypique de cette tisseuse de soie, née dans un village de l'Isère en 1870, syndicaliste meneuse de grève, l'historienne raconte avoir aussi été "émue" par le destin de la mère de famille, épouse puis veuve d'un garde champêtre, et qui survécut à une tentative de suicide avant de s'éteindre sept ans plus tard, en 1913, à 43 ans. "C'était moins son militantisme qu'elle-même, ou du moins elle en deçà de son militantisme, que je voulais saisir, pour comprendre sa trajectoire, donner épaisseur à son existence, dissimulée dans les plis du collectif », écrit-elle.

A douze ans

Lucie Baud, la rebelle oubliée, n'est ni une femme ni une ouvrière ordinaire. «Je suis entrée comme apprentie, j'avais alors douze ans." Ainsi commence le texte autobiographique publié dans une revue en 1908, où elle décrit la vie quotidienne à l'usine et son engagement dans l'action politique... «Il est très rare de disposer d'un document de ce type car à cette époque, et dans ce monde très masculin, les femmes n'écrivaient pas." Lucie Baud en est-elle réellement l'auteure ? Quelqu'un a-t-il retranscrit ce témoignage où rien de la vie privée ne transparaît ? Ces questions font partie des nombreux points flous et des limites qu'a rencontrés la biographe sur sa route.

Au-delà du sujet qui recoupe les deux principaux centres d'intérêt de l'historienne - le mouvement ouvrier, sujet de sa thèse soutenue sous la direction d'Ernest Labrousse, et l'histoire des femmes -, Mélancolie ouvrière dit aussi le parcours au sein de sa discipline de l'universitaire, longtemps professeure à Paris-7 Denis-Diderot. Une trajectoire d'émancipation à bien des égards. «Quand j'ai débuté, se souvient-elle, mon identité d'historienne était un peu corsetée."«Il a fallu faire un chemin. Apprendre à penser presque contre soi.""Le poids de la guerre derrière nous faisait régner sur ma génération un terrible esprit de sérieux. Le féminisme a ouvert une formidable brèche, nous a libérés de certains carcans." Michelle Perrot s'est engouffrée en pionnière dans cette nouvelle voie. Et l'engagement dans la cause des femmes a façonné toute la vie de celle qui, avec ses collègues féministes, lors d'un premier séminaire à Jussieu en 1973, posait cette question en forme de candide provocation : "Les femmes ont-elles une histoire ?". "L'époque était très stimulante car on sentait qu'il y avait des axes de réflexion nouveaux." Avaient-elles peur du ghetto ? "Nous le désirions et nous le craignions en même temps. Il y avait le plaisir d'être ensemble, entre nous, avec un côté ludique, mais nous sentions aussi le regard des autres, parfois dévalorisant." Elle résume, en militante aguerrie et sage : «Nous n'avions pas le choix : quand on veut faire émerger un objet, le faire exister, il faut le prendre à bras-le-corps." Mais si elle revendique toujours le qualificatif "féministe" - "Au départ, c'est par féminisme que j'ai voulu raconter l'histoire des femmes » -, elle n'aime pas qu'on la désigne comme historienne et féministe. "Féministe n'est pas un métier."

Raconter

Avec le temps, c'est aussi la conteuse en elle qui s'est affirmée. "J'ai toujours aimé raconter des histoires", avoue-t-elle. Mais là encore, il a fallu s'affranchir des règles de la discipline qui, au temps de ses années de formation, prônait plutôt l'écriture profil bas : "Pour mes maîtres, un historien devait écrire correctement." Sens et construction du récit, part de sensibilité subjective, la coproductrice de l'émission "Les lundis de l'histoire" sur France Culture estime qu'elle doit beaucoup à cette expérience radiophonique dont Mon histoire des femmes (Seuil-France Culture, 2006) a été tirée.

«Avec l'âge, se réjouit-elle, on accède à une liberté neuve. Je peux écrire ce qui me fait plaisir et l'assumer. Et je suis devenue plus sceptique vis-à-vis des formes scientifiques de l'histoire. » Prenant ses distances avec une vision très positiviste, quantitative, au profit d'une conception plus buissonnière, elle n'hésite plus à faire place au singulier, au transversal, à l'intime, à l'imagination et la spéculation le cas échéant. Un véritable style dont la passionnante Histoire de chambres (Seuil), couronnée du prix Femina essai en 2009, est peut-être la forme la plus éloquente.

Mais comment ne pas percevoir aussi, derrière cette Mélancolie ouvrière, l'écho de celle de l'historien(ne). «Il faut être très modeste quand on est historien. On suit des pistes, aussi loin qu'il est possible. On parvient à tirer de l'ombre quelques petites choses, mais les histoires restent incertaines, les vies fugaces : cette force de l'engloutissement, de la nuit, c'est très frappant..." L'incertitude est évidemment particulièrement palpable dans le cas de Lucie Baud. "Tant de choses, les raisons notamment pour lesquelles elle s'est tiré trois balles dans la mâchoire, m'ont plongée dans la perplexité et restent à jamais mystérieuses."

La rédaction des cinq volumes de l'Histoire des femmes en Occident, >sous la direction de Georges Duby, >ou du titre collectif La plus belle histoire des femmes (avec Françoise Héritier, Sylviane Agacinski et Nicole Bacharan au Seuil) >n'a pas posé les mêmes difficultés. "Quand il s'agissait d'histoire collective, j'ai souvent brassé une grande masse de sources et de données. Là, la gageure tenait dans le si peu de chose." Un peu comme dans le Pinagot d'Alain Corbin, histoire d'un parfait antihéros, il a fallu faire avec ce peu. Aller sur place, dans ce Dauphiné qu'elle connaissait si mal, fouler ces lieux où "la désindustrialisation se lit dans le paysage", rencontrer sur le terrain ces interlocuteurs-défricheurs, un instituteur à la retraite, un maire, autant de "guides chaleureux" avec et grâce auxquels elle a "rouvert le chemin d'une recherche".

Une place à son nom

Sortie des oubliettes de l'histoire, Lucie Baud a désormais, à l'instar des "grands hommes", >une place qui porte son nom à Voiron, où elle a fini sa vie. "Un petit square, précise Michelle Perrot, mais c'est déjà pas mal." Bien sûr, reste le regret de ne pas avoir trouvé plus. "La frustration fait partie de l'exercice", admet-elle. Et puis les sujets ne manquent pas. "L'histoire, c'est un peu comme une mer qui se retire : il reste des coquillages sur la grève. Il y en a toujours à ramasser."

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