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Ne pas confondre censure et autodéfense de la démocratie

Ne pas confondre censure et autodéfense de la démocratie

Une plateforme n’est ni une infrastructure neutre exempte de responsabilité ni un éditeur au sens plein du terme.

La « marche sur Rome » dont je me réjouissais un peu rapidement qu’elle ne se soit pas produite le 15 novembre dernier à Washington a finalement eu lieu le 6 janvier. Cette insurrection a été plus forte que la manifestation fasciste du 6 février 1934 qui s’était arrêtée au pied de l’Assemblée Nationale française. Heureusement, bien qu’un quart des Américains et plusieurs de leurs représentants approuvent le coup de force, la démocratie montre sa résilience. 
 
Dans un tel contexte on ne peut que saluer la décision des grandes plateformes de bannir ceux qui s’en prennent manu militari - y compris leur premier instigateur, Donald Trump - aux fondements de la démocratie. Parler de censure dans ce cas-là n’a pas de sens. Les plateformes sont des instances privées qui ne sont pas tenues, sauf injonction expresse de la justice, de respecter une neutralité politique que seules des institutions publiques ad hoc, si tant est qu’elles puissent exister, pourraient codifier et faire respecter. Quant à la neutralité du web (qu’il faut aussi protéger d’ailleurs), elle n’est que la passivité d’une tuyauterie indifférente aux contenus, ce que ne sont pas les plateformes.
 
Il est donc logique que celles-ci prennent position lorsqu’elles estiment que sont menacées les valeurs universalistes, qui sont aussi à la base de leur modèle économique. En cela, elles rejoignent les intérêts de la population. Certes, les plateformes ont basé leur pouvoir de séduction sur une promesse de liberté, qu’elles ont d’ailleurs grandement réalisée par une explosion sans précédent d’expression et de créativité. Mais, tout est affaire de curseur : à partir d’un certain moment cette liberté peut saper ses propres fondements si des mesures d’autodéfense ne sont pas prises. 
 
Soyons clair, il n’est pas question de dédouaner Facebook et Cie de toute turpitude. Dans un livre remarquable, L’Age du capitalisme de surveillance (Zulma, 2020), Shoshana Zuboff fustige avec raison ces entreprises qui « revendiquent l’expérience humaine privée comme matière première gratuite ». Mais, la critique de la chasse aux clics et de ses monopoles relève d’un autre débat. 

Contradictions
 
Dans le procès qui est fait aux plateformes de pratiquer la censure nous sommes en pleine contradiction. D’un côté, nous leur demandons de traquer les fake news dans le grain le plus fin de la conversation mondiale alors même que nous savons très bien qu’aucun algorithme ne peut produire la vérité ou définir le bien. D’un autre côté, nous leur reprochons de s’opposer à une insurrection qui pourtant crève les yeux sans avoir besoin d’un algorithme. En réalité, nous nous trouvons confrontés à deux réalités dont nous avons du mal à démêler les contours respectifs. D’une part, une réalité très classique, très politique, celle d’une atteinte violente à l’Etat de droit à laquelle tous les défenseurs de la démocratie doivent répondre, y compris les poids lourds de l’économie contrairement à ce qu’ils n’ont pas fait dans l’Allemagne pré-hitlérienne. Et de l’autre, un nouvel écosystème cognitif qui prolonge et amplifie celui du livre et des bibliothèques en le transformant. 
 
Ce nouvel écosystème, il faut évidemment le réguler, comme le fut en son temps celui de l’édition. On peut espérer que l’Europe définira un cadre efficace et viable avec le Digital Services Act. Mais, la voie est étroite. Même si le slogan « tout ce qui est illicite offline doit l’être online » (Thierry Breton) est frappé du bon sens, il ne faudrait pas que son application en situation d’interactivité et d’implication libre des usagers ait des effets pervers susceptibles de faire régresser l’expression de tous. 
 
Une plateforme n’est ni une infrastructure neutre exempte de responsabilité ni un éditeur au sens plein du terme. Cela suppose d’innover dans la compréhension de l’entre-deux propre au numérique. On sait que la fameuse Section 230 du Communications Decency Act voulue par le Président Clinton permet aux plateformes de ne pas être considérées comme responsables des contenus qu’elles véhiculent. Cette disposition qui avait pour objectif, en quelque sorte, de « libérer la parole » et de nourrir l’extraordinaire programme des « autoroutes de l’information » est aujourd’hui remise en question. Reste à trouver un dispositif de contrôle capable de combattre la viralité de la haine sans pour autant restreindre la liberté d’expression, cet oxygène de la démocratie. En dernier ressort la question est politique et non juridique. L’Etat Chinois qui exerce un contrôle absolu sur ses propres champions du web, comme on vient de le voir avec l’éviction du P-DG d’Alibaba, a sa propre juridiction. Seule une instance démocratique, indépendante et internationale pourra trouver une autre voie que celle-ci, ouverte et libératrice. Espérons que l’Europe saura donner l’exemple.
 

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