Pour de très nombreux lecteurs, Noëlle Châtelet est avant tout l'auteur de La dernière leçon, ce récit intime, philosophique et politique paru en 2004, où la benjamine de la fratrie Jospin racontait le choix de sa mère de mettre volontairement fin à ses jours à 92 ans. Mais le parcours de l'écrivaine et universitaire est loin de se résumer à ce seul livre marquant, comme le montre ce récit autobiographique entamé en octobre 2019 qui se présente sous la forme d'un dépôt de plainte : une main courante contre X où elle engage un dialogue « sans règle du jeu ni méthode » avec un double qui lui sert d'aide-mémoire, pour une visite du passé qui se veut la plus honnête possible. « Il ne s'agit pas ici de dévoiler pour dévoiler. Ce que je révèle d'intime dans cette déposition n'a de sens que si cela participe du processus d'écriture, des sources profondes de l'inspiration. »
Le fil rouge de son œuvre : le corps, ses mystères, ses métamorphoses, ses maux. C'est d'ailleurs lui qui a déclenché l'écriture de ce livre quand, à 75 ans, Noëlle Châtelet s'est retrouvée, dos bloqué, clouée dans ce lit où elle a toujours écrit. Et toujours à la main. Après une entrée dans l'écriture avec Sade et une anthologie commentée des écrits politiques et philosophiques du marquis - qu'elle retrouvera plusieurs décennies plus tard -, elle n'a cessé de s'intéresser à « l'emmêlement du corps et de sa psyché ». De son sujet de thèse sur « le corps mangeant », dirigé amicalement mais de loin par Deleuze, elle tirera l'essai Le corps à corps culinaire, prolongé par Histoires de bouches, son premier recueil de nouvelles. Puis ce sera des fictions ou des essais sur la chirurgie esthétique, la vieillesse ou l'aventure de la première greffe de visage avec Le baiser d'Isabelle (2007), une expérience passionnante, et douloureuse aussi. Et bien sûr, il y a le « livre commun » avec sa mère, pionnière au sein de l'Association pour le droit de mourir dans la dignité, dont elle poursuivra le combat militant. Même si elle avoue ici le « préjudice irréparable » qu'est le regret d'avoir vécu à distance ses derniers moments, par la faute d'une législation qui pénalise aujourd'hui encore « le départ choisi et partagé ».
Parmi ses fantômes aimés, ces « corps immatériels » qui l'accompagnent de leur présence douce, on croise aussi son mari rencontré à 19 ans, le philosophe François Châtelet, de dix-neuf ans son aîné, mort en 1985, son compagnon pendant vingt et un an et le père de son fils Antoine. Et les vivants chéris : Uli, un traducteur de l'allemand qui partage sa vie depuis trente ans, ses deux petites-filles dont la naissance lui a inspiré Au pays des vermeilles. « Passeuse » est la place qui la définit le mieux, tant dans son activité d'écriture que dans celle d'enseignante, qu'elle a adorée. Ce parcours intellectuel et intime, fait aussi d'incursions plus ou moins heureuses du côté du théâtre (une vieille histoire), du cinéma ou du documentaire, dessine une femme timide et entêtée, engagée âme et corps compris.
Laisse courir ta main
Seuil
Tirage: 8 000 ex.
Prix: 19 € ; 272 p.
ISBN: 9782021465136