C'est une maison à Tel Aviv. Trois étages, trois vies, trois secrets, trois colères, trois chagrins. Au premier, il y a Arnon, ancien militaire en rupture de ban professionnelle, dont le couple qu'il forme avec Ayélet, sa femme avocate, bat de l'aile, et qui vit une relation fusionnelle avec sa fille aînée Ofri. Jusqu'à ce qu'il soupçonne que celle-ci ait pu subir des gestes inappropriés de la part d'un vieil homme, son voisin de palier. Effet de sa paranoïa ou de sa lucidité, ce soupçon va dévaster sa vie et celle des siens. Au deuxième, voici Hani. Un peu méchamment, ses voisins la surnomment « la veuve ». Non qu'elle le soit, puisqu'elle est mariée à Assaf, un homme d'affaires bien vivant certes, mais trop souvent absent pour que sa femme échappe à son austère réputation. Aussi, le jour où le frère d'Assaf, voyou de haut vol poursuivi par des créanciers aux noirs desseins, vient trouver refuge en son foyer, c'est à sa vie que Hani va donner une funeste inflexion. Enfin, au troisième, il y a Déborah. Comme ses voisins, et peut-être plus encore, cette juge à la retraite a toutes les apparences de la respectabilité. Depuis la mort de son mari, elle vit traversée par le souvenir de deux hommes ; feu son époux donc, et son fils dont elle n'a ni pris ni eu de nouvelles depuis des années. Elle choisira la vie et s'échappera de cette « chambre verte » en quittant son immeuble et en rejoignant dans la rue les manifestations politiques où bat désormais le cœur citoyen d'Israël.
Paranoïaques, angoissés, tourmentés par l'idée de la fin - la leur et celle d'un rapport apaisé au monde et aux choses -, on l'aura compris, Arnon, Hani et Déborah, héros malheureux de Trois étages, le fascinant nouveau roman d'Eshkol Nevo, sont comme autant de facettes, de paradigmes, de la déliquescence morale de leur pays. Ils ne croient pas plus en eux qu'en la pérennité des rêves de leurs pères. Même si chacune d'entre elles est reliée par des liens aussi ténus que délicats, ces trois histoires qui composent Trois étages peuvent être lues comme autant de longues nouvelles.
Après Le cours du jeu est bouleversé et Neuland (Gallimard, 2010 et 2014), Nevo confirme qu'il est bien, avec Zeruya Shalev, le grand romancier réaliste des lignes de fracture morales d'Israël. Il serait grand temps que les lecteurs français en prennent pleine conscience et lui fassent toute sa place. Ce livre sera peut-être celui de cette reconnaissance. Jamais l'humanité de ses personnages n'avait autant irrigué le pessimisme noir et presque sarcastique de ses romans. Il y a en Nevo quelque chose de la mélancolie affligée d'un Richard Ford, de l'obsession à dire la pluralité du réel d'un Jonathan Franzen. Cette ambition-là, prométhéenne, est celle d'un romancier qui n'a pas renoncé aux pouvoirs de transfiguration du roman. Ni à celui de consolation.
Trois étages - Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche
Gallimard
Tirage: NC
Prix: 22 euros ; 320 p.
ISBN: 978-2-07-017820-9