Analyse

Numérique : la révolution ne date pas d'hier

OLIVIER DION

Numérique : la révolution ne date pas d'hier

Pour Christian Robin, spécialiste de l'économie de l'édition, le livre baigne dans le bouillon numérique depuis plusieurs décennies déjà. En amont, la filière a su s'emparer des outils mis à sa disposition pour faire évoluer sa production, défendre sa place dans un environnement où les livres ne sont plus au centre de la culture. Bibliothécaires, éditeurs et libraires pourront-ils maintenir leur position de médiateurs de ces contenus ?

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Par Hervé Hugueny
Créé le 27.10.2015 à 18h09 ,
Mis à jour le 12.02.2016 à 17h14

Lors des nombreux colloques sur les bouleversements du numérique dans l'édition auxquels j'ai participé, j'ai constaté que la "révolution" évoquée par certains intervenants démarrait le plus souvent du moment de leur propre découverte de cette technologie", s'amuse Christian Robin, maître de conférences en communication à l'université Paris-13. >D'où l'idée de remettre ces courtes vues en perspective, concrétisée dans un ouvrage à paraître le 19 septembre à La Documentation française : Les livres dans l'univers numérique (1). Entré dans l'édition en 1983, l'ancien contrôleur de gestion d'Hachette Littérature générale parle d'expérience : "Toute ma carrière s'est trouvée marquée par la transition numérique", constate tranquillement cet enseignant, également consultant et formateur spécialisé dans l'économie et l'organisation de l'édition. L'inscription dans la durée permet de relativiser certains emballements, et de fixer quelques repères dans un ouvrage qui synthétise les questions posées à la filière, en veillant à prendre en compte "la diversité des livres et de leurs modes d'exploitation".

Trois décennies

"Le numérique n'est pas l'avenir des livres, parce qu'il est déjà advenu", affirme Christian Robin en introduction de son ouvrage, dont la formule résume l'objectif : montrer que la création, la conception, la fabrication du livre et sa mise en marché ont vécu une transformation continue depuis plus de trois décennies. Ces développements sont restés pour l'essentiel ignorés du grand public, soit parce qu'ils ont concerné des processus d'organisation non perceptibles pour les lecteurs, ou parce qu'ils se sont appliqués à des usages professionnels. Les étudiants et chercheurs en sciences, technique et médecine, et les juristes ne consultent plus de revues ou de codes sur papier mais y ont accès via des bases de données, ce qui n'a bouleversé personne contrairement à l'innovation qui arrive maintenant en littérature générale : la transformation d'un livre papier en ebook "homothétique" lisible sur des appareils dont le service rendu devient convaincant, contrairement aux tentatives précédentes. Après une première effervescence à la charnière des années 2000, la remédiatisation du sujet s'explique par cette innovation sur un élément ultime de la chaîne du livre, mais qui touche cette fois le grand public : "Tous ceux qui lisent, et cela fait beaucoup de monde, ont un avis sur l'avenir des livres imprimés."

Les ravis de la crèche Internet

Evoquant un temps que les plus de quarante ans doivent connaître, son premier chapitre sera surtout utile pour les ravis de la crèche Internet qui découvriront ce que l'édition a vécu dans les années 1980. La publication assistée par ordinateur a fortement réduit le temps de création de projet. Mise à la portée du plus grand nombre, elle a entraîné une concurrence entre les maquettistes, qui ont serré leurs prix : de 1980 à 2001, l'inflation générale a atteint 150 % alors que le prix de création d'une couverture n'a augmenté que de 40 %. Les auteurs se sont adaptés, après s'être exclamés : "Ecrire sur traitement de texte, mais c'est inenvisageable !" se souvient Christian Robin. Maintenant répandus dans le grand public, ces outils sont à l'origine de l'émergence de l'autoédition, "un défi pour l'autorité éditoriale", dans la mesure où il n'est "plus nécessaire, pour une large part des internautes, dans certains domaines, qu'un éditeur dûment identifié certifie les contenus", prévient-il dans son dernier chapitre consacré aux "questions actuelles".

Parallèlement, les gestionnaires d'entreprises d'édition se sont aussi équipés d'une technologie miraculeuse, ou infernale : le tableur, "qui a permis la réalisation de comptes d'exploitation au titre, transformant le prix en paramètre", rappelle l'ancien contrôleur de gestion, soulignant que les éditeurs ont su organiser une résistance efficace. La filière s'est emparée des outils mis à sa disposition pour "s'adapter assez remarquablement" et faire évoluer sa production, souligne l'auteur dans son deuxième chapitre dédié aux "nouveaux produits et nouveaux marchés", mais au prix de sérieuses conséquences sociales : la numérisation de l'information a entraîné "une prolétarisation du personnel éditorial", pour "produire plus, mieux, plus vite et moins cher, de manière plus industrielle des livres s'adressant à des publics plus restreints". Dans les grands groupes, cette restructuration a aussi permis de dégager une rentabilité appréciable, non évoquée ici.

Les réticences de la filière

Si la production des livres a changé, leur environnement a évolué aussi, au milieu d'industries culturelles pareillement confrontées au numérique (musique, cinéma, presse), dans des conditions inquiétantes. Leurs exemples expliquent une partie des réticences de la filière face à un futur jugé plus dangereux que prometteur, bien qu'un raisonnement par analogie avec les autres industries culturelles a ses limites, insiste Christian Robin. Le livre est aussi en concurrence d'attention avec de nouvelles productions proprement numériques (jeux vidéo, Web collaboratif) qui l'ont délogé de son ancienne place, centrale au moins dans la culture occidentale - un détour par l'Asie montre que le sujet ne soulève pas les mêmes passions. Mais au-delà de cette compétition pour le temps disponible que le livre affronte plutôt bien, la question essentielle devient celle de la diffusion numérique, et de la place des bibliothécaires, éditeurs et libraires face à des intermédiaires étrangers à leur univers : "Apple, Google ou Amazon vont-ils avoir, pour les livres, le rôle des Sony, Nintendo et Microsoft pour les loisirs interactifs ?"

Soutenir les libraires

>La profusion infinie de textes rendra plus indispensable que jamais la fonction de médiateur, sans certitude quant à la nature de ceux qui l'occuperont. Dans ce nouveau système, dont les modèles économiques seront multiples, l'auteur distingue six enjeux généraux : mobilité, interopérabilité, disponibilité, connectivité, interactivité et temporalité. Et la pérennité des acteurs actuels dépendra de la façon dont ils se tiendront les coudes. Rappelant que la disparition des disquaires a grandement contribué aux difficultés de la filière musicale, Christian Robin souligne que "les éditeurs ont un intérêt considérable à soutenir les librairies en faisant passer la distribution des livres numériques par elles, même si cette solution ne paraît pas, a priori, optimale".

(1) Les livres dans l'univers numérique, de Christian Robin, La Documentation française, "Les études de la Documentation française », 159 p., 14,50 euros ; en version PDF et epub : 8 euros. Parution : 19 septembre.

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