Viêt Nam, prononcé avec l'accent de l'Oncle Sam, on l'entend comme une apocope, c'est Vietnam War. Si le conflit fit perdre à jamais son innocence à cette nation du Nouveau Monde, la meurtrissant dans son être, lui ravissant la fleur de sa jeunesse, les bombes de l'Amérique, les exactions de ses soldats et le cynisme de ses stratèges n'en ont pas moins ravagé une terre très ancienne... Les victimes sont toujours de chair et de sang, dans les ruines survivent des hommes et des femmes, des enfants, beaucoup, des orphelins, des vagabonds, des exclus, les « poussières de vie » comme on les appelle au Viêt Nam, fruits d'unions d'infortune, d'histoires d'amour avortées, de relations tarifées ou de noces barbares.
Traumas
Le Congrès adopte en 1988 l'Amerasian Act, loi permettant aux sang-mêlé de père américain d'immigrer aux États-Unis. Fils d'une métisse, Ocean Vuong, dont sort en cette rentrée d'hiver le premier roman, Un bref instant de splendeur, débarque à l'âge de 2 ans avec les siens de sa natale Hô Chi Minh-Ville, après être passé par un camp de réfugiés aux Philippines. La famille arrive à Hartford (Connecticut). Ils sont les seuls Asiatiques du quartier populaire, peuplé notamment de Portoricains. Le petit Ocean n'imagine pas que les États-Unis soient un pays occidental. « Pour moi, l'Amérique était noire et marron. » « Black and brown », comme il dit en anglais. Black comme ses rythmes qui l'accompagneront toute sa jeunesse. « J'ai été jeté dans le bain de la Motown. C'était vibrant, si chaleureux. On nous a accueillis les bras ouverts, comme je le raconte dans le livre. » Car toute ressemblance avec des personnes ayant existé ou existantes n'est pas fortuite. Une mère prompte à des colères folles qui travaille dans un bar à ongles ; une aïeule paysanne, acculée à l'exode rural, qui avait rencontré un militaire américain pendant la guerre ; un grand-père du Michigan... À l'instar de Little Dog, le héros de cette fiction sous forme d'adresse à la mère, comme Kafka a écrit au père, Ocean Vuong hérite du bagage de traumatismes qu'ont en partage les familles ayant vécu sous les bombes, de nostalgie des chants traditionnels vietnamiens, et d'une langue maternelle « qui n'a rien d'une mère », « orpheline », comme arrachée à son sein naturel à cause de la guerre.
Queer as folk
Le vrai idiome d'Ocean, c'est la poésie qu'il découvre adolescent grâce à un groupe punk inspiré par Patti Smith et Rimbaud. Il se rend à la bibliothèque et tout un continent s'ouvre à lui. Quoi, Rimbaud a été avec Verlaine ? Pour le Vietnamo-Américain qui est gay, ou plutôt queer (il préfère la connotation marginale de cette épithète), c'est une illumination. Cet amour-là, il le raconte aussi par le truchement de son protagoniste qui s'éprend d'un jeune redneck dans les champs où il travaille comme lui en tant que saisonnier. Ocean Vuong devient poète et le demeure avec ce roman. Le titre original dit littéralement : « Sur terre nous sommes là un temps, et magnifiques. » Nous ? Qui nous ? « Les Asiatiques, les invisibles, ceux qui ne correspondent pas forcément aux canons... » Et oui, il l'est, magnifique, comme son livre.
Un bref instant de splendeur Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marguerite Capelle
Gallimard
Tirage: 18 000 ex.
Prix: 22 € ; 304 p.
ISBN: 9782072835964