Oksana Boiarynova, membre de l’Association des bibliothèques ukrainiennes, a gagné une bourse de l'Union européenne pour découvrir pendant une semaine des bibliothèques françaises. Livres Hebdo l’a rencontrée à la Bibliothèque nationale de France, qui participe notamment au programme international Sucho (Saving Ukrainian Cultural Heritage Online), consistant à sauvegarder le patrimoine culturel ukrainien sur des serveurs, loin des bombes.
Livres Hebdo : Quelle est la situation globale des bibliothèques ukrainiennes ?
Oksana Boiarynova : Avant l’invasion russe de 2022, il y avait 14 351 bibliothèques ouvertes. En mars 2023, on en a recensé 11 990. 89 sont complètement détruites. Près de 300 ont besoin de grosses réparations. Et 300 autres doivent être remises en état (remplacement de fenêtres, de portes, réfection de leur toit ou de leur façade…).
Que sont devenues celles passées en territoire russe ?
Les Russes les utilisent comme bibliothèques, en enlevant les livres ukrainiens. Les bibliothécaires qui y étaient en sont partis avant l’invasion, comme ceux de la Luhansk Regional Library. Ils ont dû déménager à deux reprises et travaillent maintenant en ligne.
Et comment cela se passe-t-il dans les bibliothèques restées sous domination ukrainienne ?
Nombre d’entre elles sont devenues des centres sociaux. Certaines sont la première destination des réfugiés. Des volontaires préparent de la nourriture, et les bibliothécaires proposent des livres, en enlevant ceux qui relèvent de la propagande russe, selon leur appréciation.
Mais les bibliothèques n’ont plus d’argent pour acheter de nouveaux livres. Elles en ont pour payer les salaires des personnes à temps plein, mais pas ceux à temps partiel, qui ont dû trouver un nouveau travail – c’est mon cas, mais je continue de travailler bénévolement pour l’Association des bibliothèques ukrainiennes.
Qu’attendez-vous de votre venue en France ?
Je cherche à en savoir plus sur les bibliothèques mobiles de Bibliothèques sans frontières, qui peuvent fonctionner sans électricité et sans accès à internet. Je visite également plusieurs bibliothèques municipales et présenterai à mon retour ce que j’ai appris à mon association.
Votre association appelle les bibliothèques du monde entier à presser leurs gouvernements de suspendre leur collaboration avec la Russie. Mais est-ce vraiment le rôle des bibliothèques ?
On invite surtout les bibliothèques à diffuser des informations fiables sur la guerre en Ukraine. À leur niveau, elles peuvent également stopper toute coopération avec les institutions russes, comme l’a fait la bibliothèque nationale de Pologne. Nous invitons les éditeurs et libraires à faire de même.
L’Ifla a déclaré qu’elle ne participera pas à des événements sur le sol russe aussi longtemps que le conflit perdure. Mais cette fédération de bibliothèques internationales accueille toujours des représentants russes parmi ses membres. Quel est votre point de vue ?
Nous avons demandé à deux reprises à l’Ifla de suspendre cette collaboration. Elle répond vaguement qu’on ne peut pas exclure des bibliothécaires en se basant sur leur nationalité, et que les membres russes n’ont pas agi de manière répréhensible. Nous ne comprenons pas cette décision.
Qu’est-ce que cette guerre vous a appris ?
Que de nombreuses personnes sont blessées. Les bibliothèques devront s’adapter à tous ces handicaps, qu’ils soient physiques comme psychologiques, apprendre à communiquer avec des personnes atteintes de traumatismes.
Quelles sont vos perspectives d’avenir ?
Nous allons coopérer avec BSF, et recenser les villes à qui envoyer des livres. Le ministre de la Culture a annoncé qu’il va débloquer, en 2024, un budget pour permettre aux bibliothèques d’en acheter. Le gouvernement a réalisé que les livres sont des armes. Mais il va falloir des années pour enlever les mines qui jonchent les territoires qui ont été occupés. Nous avons confiance en notre armée, mais le combat est rude.