Jusqu’en 2010, Patti Smith n’était pour nous qu’une popstar culte intello, quoique autodidacte, issue de l’avant-garde new-yorkaise warholienne des années 1970, dont les concerts comme des grand-messes tenaient du happening et de la performance, la chanteuse lisant, mêlés à ses chansons, des poèmes de ses maîtres, Blake ou Rimbaud, ou de son propre cru. Elle avait bien publié quelques recueils traduits ici, comme La mer de corail (Tristram, 1996), où il était déjà question de son amitié avec Robert Mapplethorpe, à l’instar de Jim Morrison, Bob Dylan ou Leonard Cohen. Mais on pouvait les considérer comme marginaux, anecdotiques par rapport à son œuvre d’auteur-compositeur-interprète.
Et puis, tout a basculé avec Just kids, un texte absolument magnifique, récit autobiographique où Patti Smith racontait, avec une totale sincérité, une grande pudeur et une vraie émotion, sa relation avec le photographe et plasticien Mapplethorpe, rencontré à New York en 1967, qui fut son premier grand amour et l’ami de sa vie, jusqu’à sa mort, du sida, en 1989. Le titre est celui d’un poème où elle évoquait leur jeunesse commune : "l’air s’emplissait d’une douceur/incroyable et vive/comme un sari étincelant/dans le vent indien". Récompensé par le National Book Award, le livre a connu un succès planétaire. En France, paru chez Denoël en 2010, il s’est vendu à 45 500 exemplaires, puis, repris chez Folio, à 135 000 exemplaires depuis 2013. Elle en parlait fort bien, en toute simplicité, ravie de ce statut littéraire qu’on lui conférait dans son pays de prédilection, la patrie de son cher Rimbaud.
Aujourd’hui, Patti Smith a décidé d’aller encore plus loin, au bout de sa démarche, en construisant en quelque sorte un mausolée pour l’ami défunt. Son texte, revu et corrigé plusieurs fois minutieusement à chaque nouvelle édition, est scandé de plus de 60 documents inédits, photos prises par elle-même, Mapplethorpe, ou d’autres photographes, comme Lloyd Ziff, Judy Linn ou Frank Stefanko, et dessins. Tout cela a été conçu, pensé par elle. Ainsi, page 313, un Robert Mapplethorpe portraituré en 1978 par Patti Smith, au crayon, où il a l’allure d’un faune rimbaldien, se voit suivi, en écho, en page 315, d’une photo de Patti Smith hiératique en train de se couper une mèche de cheveux. Elle ressemble à la grande prêtresse de quelque culte païen, elle, si mystique et croyante, qui a expérimenté nombre de religions. Le 8 mars 1989, la dernière fois qu’elle a parlé à Robert Mapplethorpe, elle lui a promis de raconter "[leur] histoire, comme il l’appelait". C’est fait, et de belle façon, en écrivain.
J.-C. P.