Un éclair... puis la nuit ! Londres ravagée par le Blitz abrite dans les entrailles de son métro, refuge aux bombardements de l'aviation allemande, la rencontre de Francis Bacon et d'une fugitive beauté dont le regard le fait soudainement renaître : Isabel Rawsthorne, elle-même peintre et muse, « complice des révolutionnaires de l'art, leur amante, leur égale en création ». Isabel Rawsthorne, qui aurait pu porter le nom de Giacometti si la guerre n'avait rendu ces fiançailles caduques. Alberto Giacometti, « le Sisyphe écrasé », « perdu dans le cosmos », rencontré en 1935 alors qu'elle étudie le nu à Paris et pose pour payer ses études. « Trio de la reine et des rois. » Trois figures dont Patrick Grainville saisit l'ardeur amoureuse et créatrice dans un Trio des ardents suivant la ligne baroque des Yeux de Milos (Seuil, 2021), de Falaise des fous (Seuil, 2018) et d'une œuvre dont les mots figurent le chaos des époques que ses personnages traversent. « Sous la terre, au fond des Enfers », Francis Bacon croise le regard d'Isabel Rawsthorne. « Au royaume de Bosch. Churchill debout dans les ruines. Face au Führer. Nous, on sait, n'est-ce pas ? On les voit. »
On les voit, et on les suit dans les méandres d'une Histoire « prédatrice » et de liens généreux et jaloux qui se nouent entre eux trois. Amante et modèle de Giacometti, unique femme avec laquelle Bacon se vantera d'avoir couché, Isabel Rawsthorne n'échappera pas à l'oubli la frappant, elle comme nombre de ses consœurs : méconnue, sa peinture s'inscrit en arrière-plan de ses amours célèbres. « On ne la considère que comme un modèle transcendant, elle sera une créatrice ardente, inventive, à l'égal des deux rois, Bacon et Giacometti », écrit Grainville, sans gommer pour autant ses aventures avec Bataille ou Balthus et sa femme Antoinette, trio ardent saisi parmi de nombreux autres. Flirtant avec l'emphase, fidèle à l'idée défendue d'une « littérature qui se donne, qui prend des risques, qui se casse la figure, qui repart », la plume de l'écrivain ravive le traumatisme d'une chasse au renard à laquelle Bacon participe enfant, la verve de ses conversations avec Sartre et Beauvoir, tout autant que le « grand brasier blanc » des chairs qui s'unissent : Alberto « bégayant, rauque, délirant d'amour », Isabel « souriante », « exubérante », « prodiguée en avalanche de neige ensoleillée ».
Les phrases ont la vigueur de coups de pinceaux : courtes, définitives, elles disent l'audace de créateurs qui, non sans héroïsme, tournent le dos à l'abstraction. Des années 1930 à la fin du XXe siècle, leurs trajectoires se croisent, s'éloignent mais toujours se retrouvent, comme au printemps 1952, à la brasserie Lipp, où Isabel Rawsthorne revoit Giacometti. « Ce qui les relie n'est pas le comble du plaisir sexuel mais mille correspondances, complicités secrètes sur la ville, la création, le destin, la solitude, le désir qui n'est ni le besoin ni l'orgasme parfait... » Alliant l'art à l'ardeur, l'insolence de ses modèles à la luxuriance de sa prose, Patrick Grainville ravive ces « mille correspondances », nous étourdit de couleurs et d'impressions, nous immerge dans un « chaosmos » dont les échos nous parviennent hurlants bien plus que murmurés.
Trio des ardents
Seuil
Tirage: 8 000 ex.
Prix: 21,50 € ; 352 p.
ISBN: 9782021523508