"Chère Henriette,
Tu ne recevras pas cette lettre, feuille volante sans adresse, tu es partie je ne sais où sinon vers l’absence. Tu me téléphonas un jour de veille de Noël, me demandant si je voulais entendre une histoire en cadeau de parole. Il s’agissait bien sûr de l’horrifique aventure du Monstre Poilu. J’en ai sauté de joie et du désir de partager ton récit avec des enfants, en un mot, la faire éditer.
Trois mois plus tard, coup de fil de Pierre Marchand, le grand timonier de Gallimard Jeunesse :
– Écoute, Pef, on s’est trompés dans nos calculs d’édition d’une dizaine de "Folio Benjamin" en partance pour Trieste. Il en manque un, mais j’ai un texte épatant, une histoire de monstre poilu…
C’était ton histoire, Henriette, elle attendait dans une pile de manuscrits à l’équilibre incertain.
– Viens me voir, reprit Pierre, je te dirai pourquoi il faut que tu me dises oui.
Ce "oui", Henriette, je le portais déjà, même si j’étais alors sur d’autres projets.
Je ne savais pas qu’il y avait le feu, que je devais, dès le lendemain, revenir chez notre futur éditeur avec le découpage, puis partir aussitôt en Normandie en compagnie de Geneviève, mon épouse et coloriste. Sans te mettre au courant, chaque minute comptait, Henriette, j’ai sommairement fait les crayonnés puis, en trois jours et trois soirées, j’ai encré mes dessins, passant les noirs à Geneviève assise à côté de moi. Il ne fallait pas perdre une seconde.
Le lundi matin, j’ai porté les planches chez Gallimard. Compo et maquette dans la foulée. Tout est parti le soir dans l’avion de Trieste. Le vendredi suivant, imprimé et broché, le livre était dans mes mains et les tiennes.
Si j’ai pu tenir ce délai, Henriette, c’est que ton histoire était porteuse d’insolence autant que d’enthousiasme. Elle vivait déjà en moi depuis ce fameux Noël. Je ne te l’ai jamais dit, mais la petite Lucile a réellement existé. Elle doit avoir aujourd’hui la quarantaine. Je l’ai rencontrée en mai 81, au Havre, le lendemain de l’arrivée au pouvoir de Mitterrand. Elle était encore plus en retard que les enseignants perdus dans leurs commentaires égrenés en ma compagnie dans le couloir de l’école.
Cette petite a jailli entre nous en lançant un "Ça va, ça va, ça va ?" que j’entends encore.
Puis elle a disparu au premier coin mais nous avons vu sa tête réapparaître, le visage pouffant derrière sa petite main. Et les enseignants d’hausser les épaules en disant :
– Ah, celle-là, elle change pas…
Personne ne se doutait que cette petite de CP allait m’inspirer le personnage de Lucile, cette héroïne capable de faire exploser un monstre abominable.
Tu aimais beaucoup l’Italie, Henriette, où tu avais des attaches familiales. Nous y sommes allés plusieurs fois pour rencontrer les jeunes lecteurs du Mostro Peloso dont le succès, là-bas, ne s’est jamais démenti depuis trente-six ans. C’est pourquoi je ne te dis ni au revoir, ni adieu mais tout simplement : Ciao !"