Pour aimer il faut être deux. Pour lire on est toujours trois : le lecteur, bien sûr ; l'auteur par le truchement du texte que le lecteur lit ; la personne à laquelle le lecteur s'adresse à travers sa « voix lisante ». Cet auditeur tacite peut être le lecteur lui-même. Car qui dit voix lisante ne se réfère pas forcément à une vocalisation des mots imprimés adressée à un tiers de chair et d'os, juste une voix intérieure qui déchiffre les signes et demeure le plus souvent muette. C'est ce que pense le philosophe et musicologue Peter Szendy. Une théorie étayée par un nouvel essai passionnant, Pouvoirs de la lecture. De Platon au livre électronique. Les raisons sont historiques. « S'il y a vocalité dans la lecture même taiseuse, c'est en tant qu'effet d'une intériorisation de ce que fut la lecture à haute voix qui a prévalu [...] pendant des siècles et des siècles », explique l'auteur d'Écoute. Une histoire de nos oreilles (Minuit, 2001).
Comme l'annonce son titre, l'ouvrage entend bien traiter des pouvoirs de la lecture. Au pluriel, et en sa double acception : en tant que puissance émancipatrice de l'imaginaire et aiguillon de la conscience du sujet qui lit mais également dans le sens de la domination que la lecture est susceptible d'exercer sur nous. « Lire en vocalisant le texte pour quelqu'un qui écoute, prêter sa voix au texte tandis qu'un auditeur lui prête l'oreille, c'est encore et toujours ce qui se produit en moi lorsque je lis en moi lorsque je lis apparemment seul. »
La profondeur de la réflexion de Szendy n'empêche pas une part de jeu. Sa pensée, qui tient d'une partition tout à la fois rigoureuse et un brin espiègle, s'articule avec variations et respirations. « Chère lectrice, cher lecteur... » l'auteur nous interpelle sans cesse pour nous embarquer dans cette odyssée insolite vers l'origine de l'acte de lire, avec pour équipage ses écrivains de prédilection qui, à travers leurs écrits, ont mis en abyme l'expérience même de la lecture (E.T.A. Hoffmann, Italo Calvino) ou qui ont analysé le pouvoir politique de la lecture (Michel de Certeau). Aussi est-ce avec grand bonheur qu'on lit d'un œil rafraîchi grâce à sa relecture du Phèdre et du Théétète de Platon, la philosophie de celui qui a pensé en premier la question de l'écrit et de la connaissance. Et notre esprit, complice, de se laisser titiller par la plume sagace de Peter Szendy. À l'ère où on tourne les pages en un clic ou en un swipe, Szendy joue encore avec la bonne vieille typo en laissant la fin du texte s'évanouir dans le blanc de la page. Une manière d'illustrer son propos final sur « l'hyperlecture », « radicalement antéscripturale et prélangagière », inspiré de Walter Benjamin, une lecture détachée de l'écrit, lecture, comme magique, de chaque signe du monde- même les étoiles.
Pouvoirs de la lecture. De Platon au livre électronique
La Découverte
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 19 € ; 200 p.
ISBN: 9782348072291